Monsieur le Président,

Vous venez de nous rendre visite à San Francisco, et j’en suis très heureux. J’entends dire ici qu’il est difficile d’entreprendre en France, et là que notre pays n’a aucune chance dans les transformations en cours. Je ne souscris pas à ces opinions, et je souhaite m’élever contre ces idées.

Il y a de grandes opportunités pour la France, mais encore faut-il choisir les bonnes batailles. Au cours des douze derniers mois, Scality a créé 40 emplois, dont deux tiers en France. Nous serons 100 d’ici la fin de l’année. Paradoxalement, c’est notre implantation dans la Silicon Valley qui nous permet un tel développement. La Silicon Valley est un écosystème qui offre un effet de levier incroyable pour les entrepreneurs venus de tous horizons. Aidons les Français à en tirer le potentiel maximum, ce qui ne manquera pas de se traduire en créations d’emploi dans notre pays.

La Silicon Valley, le succès attire le succès

Depuis qu’Hewlett-Packard s’est installé à Palo Alto en 1939, la Silicon Valley a développé un savoir-faire et un écosystème uniques au monde pour l’innovation technologique. La création, le développement et la croissance de startups y est devenue une activité presque aussi réglée qu’un métronome. Ces startups deviennent rapidement de grandes entreprises, ainsi la Silicon Valley compte 20 des 500 plus grandes entreprises américaines. Une étude de l’Université de Stanford établit que les 18 000 entreprises créées par ses anciens étudiants ont permis la création de 5.4 millions d’emploi. Le PIB de la San Francisco Bay Area est de 535 milliards de dollars, 20% du PIB français, pour une région où il n’y avait presque rien il y a un siècle. La Silicon Valley crée des emplois, et ce sont de bons emplois. Une étude de l’Université de Berkeley montre que pour chaque emploi créé dans le High Tech, il y a 4,3 créations d’emplois induits, et le salaire moyen dans l’ensemble de la Bay Area est de 48 000 euros annuels, 40% de plus qu’en France !

La spécificité de la Silicon Valley est d’avoir généré tout un écosystème, travaillant en réseau : les universités, les entrepreneurs, les ingénieurs, les financiers, les avocats, les agences de marketing, tous collaborent au succès. L’ampleur du phénomène est difficile à imaginer. Ici tout le monde, ou presque, réfléchit constamment à comment changer la société, chacun parle de sa startup ou de celle qu’il va monter un jour, nous côtoyons au quotidien les sociétés qui pourraient nous racheter, et les entreprises qui ont fait gagner des millions de dollars à leurs ingénieurs. Les introductions en bourse de Google, Facebook et de Twitter ont fait chacune plus de 1000 millionnaires, et généré à elles seules plus de 10 milliards de dollars en retombées fiscales pour l’Etat. C’est la force des stock-options: le succès et la richesse créés sont très largement partagés.

Il y a un autre moteur de succès de la Silicon Valley, c’est la prise de risque. A chaque transition technologique, tout est remis en question, et la Silicon Valley en sort à chaque fois plus forte. Ici, il y a une culture de la prise de risque, de l’employé aux sociétés de capital-risque, en passant par les sociétés d’avocats ou les chasseurs de tête qui bien souvent sont rémunérés en stock-options. Les entreprises sont financées à la mesure de leurs ambitions, et si leurs idées sont bonnes elles ont des chances réelles de devenir leader mondial.

Nous avons créé Scality en France, et si nous avons pris la décision de déménager l’ensemble du management dans la Silicon Valley, ce n’est pas pour quitter la France, ni même pour avoir des clients aux Etats-Unis, mais pour nous inscrire dans cet écosystème et profiter des idées qui ici sont dans l’air du temps. Nous ne nous retrouvons absolument pas dans les caricatures de cerveaux en fuite ou d’exilés fiscaux. Nous suivons les pas de nos ainés, Bernard Liautaud et Denis Payre qui, financés par Partech, ont fait le pari de la Silicon Valley, et réussi la première introduction en bourse d’une société Française sur le Nasdaq. La Silicon Valley agit comme un véritable accélérateur, l’on y vient de loin, à l’instar des entrepreneurs indiens, israéliens… ou français.

La France, écosystème pour les startups

Au cours des 30 dernières années, la France s’est dotée de multiples dispositifs pour favoriser l’entrepreunariat, en particulier dans le secteur High-Tech. La défiscalisation des investissements dans les PME innovantes, et en particulier les fonds FCPI et FIP ISF permettent aux startups françaises de trouver des financements. Année après année, la Caisse des Dépôts, et maintenant la BPI, ont été des piliers de l’investissement dans l’innovation. La France est le second pays d’Europe en matière d’investissement dans le capital risque, derrière l’Angleterre, et juste devant l’Allemagne.

Au-delà du financement, la France compte parmi les meilleurs ingénieurs High Tech grâce aux Grandes Ecoles, mais aussi grâce à des écoles spécialisées comme l’EPITA ou bien la future 42. Ils sont extrêmement bien formés scientifiquement, portent l’une des meilleures pensées analytiques au monde, et un désir presque inné pour l’innovation. La France excelle dans des domaines industriels aussi divers que l’aéronautique, le nucléaire, le médical, la banque, l’ingénierie civile et le logiciel.

Grâce au Crédit d’Impôt Recherche (CIR), les ingénieurs de R&D en France coûtent moitié moins que dans la Silicon Valley. Certes, la Silicon Valley est sans aucun doute le pôle mondial de l’innovation technologique, mais Google, Facebook et quelques autres s’arrachent les ingénieurs à prix d’or…. et dans bien des domaines, les ingénieurs français sont les meilleurs, comme en témoigne la forte communauté française ici.

Je salue l’opération La French Tech lancée par Fleur Pellerin il y a quelques semaines. Dans la morosité ambiante, il est vivifiant d’entendre quelqu’un souligner les dynamiques qui fonctionnent.

Les freins au développement

Il y a deux façons de développer une entreprise, pas à pas, comme l’ont fait mon père et mon grand-père avant lui, en étant profitable dès le premier jour… ou bien comme l’ont fait Cisco, Apple, Google ou Facebook, et du côté français, Business Objects, Neolane ou Criteo, en dépensant beaucoup d’argent en avance de phase pour s’assurer un leadership mondial, et devenir profitable une fois ce leadership établi. Les deux approches se défendent, la seconde est plus risquée, mais quand elle fonctionne elle promet un retour sur investissement plus important.  Elle est quasi-incontournable dans les domaines High Tech, aux cycles courts. En effet, une startup technologique dispose en moyenne de 5 à 7 ans pour s’établir en tant que leader, passé ce délai il est probable qu’elle soit dépassée.

Une étude de Tech Crunch, l’un des magazines web de référence de la Silicon Valley, est particulièrement édifiante sur le sujet, démontrant que la valeur de sortie des startups est directement corrélée à l’investissement total reçu.

Malheureusement, en France, cette prise de risque est contre-intuitive. Nous avons tendance à sous-financer nos startups. C’est un cercle vicieux : les startups sous-financées sont rattrapées par leur concurrence, et sont vendues « à la casse ». En revanche, les startups qui arrivent à établir un leadership mondial, non seulement un leadership technologique, mais un leadership de marché, peuvent être introduites en bourse ou à défaut revendues avec une prime importante, créant de la richesse, qui peut être réinvestie dans de nouvelles entreprises. C’est le cercle vertueux de la Silicon Valley. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que les startups doivent dépenser à tort et à travers, comme ce fût trop le cas fin des années 90, mais l’une des forces des startups françaises est justement d’être capables de réaliser des produits techniques avec beaucoup moins de capital que les sociétés américaines. Mais passé le stade de la validation produit et marché, il est important de lancer une commercialisation rapide, ce qui est coûteux. Il est absolument nécessaire d’investir en avance de phase pour avoir une chance de devenir leader mondial.

Au-delà des mentalités, le principe dit « de minimis », qui limite l’investissement cumulé des FCPI à deux millions d’euros par an, est un non-sens, d’autant plus qu’une société qui reste indépendante grâce à une sortie en bourse est beaucoup plus susceptible de garder des centres de décision, et donc d’emploi, en France.

Paradoxalement, un autre frein au développement sont les nombreuses aides qui sont trop complexes à mettre en œuvre. J’ai rencontré des startups qui se sont transformées en chasseuses de primes, vivant d’une succession d’aides allant d’Oséo à l’ANRT en passant par les primes à l’export et les aides européennes. Ces startup passaient leur temps à préparer des dossiers, voir même à adapter leurs programmes de recherche en fonction des aides disponibles, plutôt que d’aller à la recherche de leur marché. On ne crée pas d’emploi pérenne avec des aides ponctuelles, aussi généreuses soient-elles, et il vaudrait bien mieux renforcer le CIR, inciter les fonds à investir plus massivement, et refocaliser les entreprises à développer leur technologie et à trouver leur marché. Il n’y a pas d’aides dans la Silicon Valley, et cela n’empêche pas la création de valeur, bien au contraire. La seule porte de sortie pour les entrepreneurs est justement de créer de la valeur pour leurs clients.

Le troisième frein au développement des startups en France est probablement le plus difficile à traiter, c’est l’inadéquation du droit du travail français avec les rythmes et les contraintes économiques de startups. Je ne parle pas ici des charges sociales, il faut regarder le coût du travail dans son ensemble, et comme je le disais plus tôt, un ingénieur en France coûte moitié moins que dans la Silicon Valley. L’un des moteurs de la Silicon Valley est la prise de risque, et pour réussir, il faut être prêt à se tromper. La plupart des startups, même les plus grandes réussites, traversent généralement des moments difficiles. J’ai, par deux fois dans ma carrière, dû prendre la décision de licencier 40% du personnel du jour au lendemain pour sauver une entreprise, ce qui m’a permis de maintenir 60% des emplois, et de repartir d’un bon pied, pour réembaucher quelques mois plus tard. Aux Etats-Unis c’est possible. En France, le coût d’un plan social est tel que la seule possibilité est de déposer le bilan. Sans aller jusqu’à des situations aussi dramatiques, il faut deux fois plus de personnes en France qu’aux Etats-Unis pour assurer un service client 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, ce qui est la norme dans l’économie numérique.

Construire un pont entre la Silicon Valley et la France, une opportunité à ne pas manquer

Il y a une double opportunité pour la France, qui à mon avis mériterait plus d’attention. D’une part, à l’instar de Business Objects, de Criteo, ou de Scality, d’encourager les startups françaises à s’installer dans la Silicon Valley tout en conservant leur Recherche et Développement en France. D’autre part, d’inviter les entreprises de la Silicon Valley à établir leur Recherche et Développement en France. D’autres pays, comme notamment l’Inde, Israël et l’Irlande ont déjà compris l’intérêt d’un tel double-lien avec la Silicon Valley.

La France est un excellent creuset de startups. Les financements sont relativement aisés à trouver, et contrairement aux idées reçues, le coût du travail y est relativement bas pour les métiers à forte valeur ajoutée comme les nôtres. La France représente un marché suffisamment important pour y valider des concepts de produits ou de marché. Cependant, passé le stade de la validation, nous devrions systématiquement recommander à nos PME en herbe d’aller s’installer au cœur de l’écosystème le plus propice à leur développement. Dans le secteur High-Tech, c’est la Silicon Valley.

La croissance de Scality, et donc le nombre d’emplois que nous créons en France, s’est considérablement accéléré depuis que Menlo Venture est rentré au capital. Ce n’est pas seulement pour l’argent investi, nos actionnaires français étaient prêts à nous accompagner dans le développement, c’est une question d’état d’esprit, et c’est aussi parce que du moment que nous avons eu un actionnaire de référence américain, nous avons été accueillis dans l’écosystème. A titre d’exemple, il est presque impossible de recruter les meilleurs sans une telle référence locale, au contraire, avec la signature de Menlo Ventures, des ingénieurs de Facebook, de Google, d’Amazon ou d’Apple sont spontanément venus frapper à notre porte. Au-delà de cet exemple concret, par leurs contacts, Menlo Ventures nous ouvre quotidiennement les portes des plus grandes entreprises américaines, que ce soit dans la Silicon Valley ou dans la finance.

Au-delà de notre propre croissance, les entreprises comme Scality font figure d’exemple. Menlo Ventures, fondé en 1976 et l’un des Top 25 du capital risque américain, n’avais jamais investi en France avant Scality. Ils prennent soudain conscience de la productivité de la Recherche et Développement en France, et regardent maintenant d’autres investissements dans le pays. La France dispose de talents d’ingénierie indéniables, avec le CIR, nous avons une réelle opportunité pour faire de la France un bassin d’emploi d’ingénieurs de haut niveau pour l’économie digitale du 3ème millénaire.

Il n’y a qu’une ombre à ce tableau idyllique, et c’est là ma principale requête. La France est entachée ici d’une image déplorable en matière de droit social, à tel point que nombre d’investisseur américains s’opposent à tout établissement d’équipe en France. Pour notre dernière levée de fonds, j’ai frappé à la porte de plus de 80 investisseurs en capital-risque de la Silicon Valley. Près de 20 d’entre eux, intéressés par le projet de prime abord, m’ont fermé la porte lorsque j’ai annoncé que la R&D est en France. Ce n’est pas le modèle de la R&D à l’étranger qu’ils récusent, les startups Israéliennes et indiennes sont plébiscitées pour ce modèle, c’est spécifiquement la constitution d’équipes en France. Seul Menlo Ventures a pris le temps d’écouter les raisons de notre choix, et a décidé d’investir dans la société. Certes le droit du travail français est inadapté aux startups, mais la perception est pire encore que la réalité.

Il me semble donc essentiel, pour que la France puisse bénéficier de cet accélérateur qu’est la Silicon Valley, de communiquer très largement auprès des fonds d’investissement américains pour casser les images d’Epinal, et montrer ce que la France à offrir. Des entrepreneurs français installés ici, ainsi que quelques fonds d’investissement comme Partech, idinvest ou Iris, font déjà un travail de fourmi au quotidien. Renforçons-les dans leur action, en apportant une couverture institutionnelle. Ce pourrait être un des axes d’action de La French Tech.

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Jérôme Lecat est Président de Scality