Fondée en 1878, Télécom ParisTech prépare son entrée dans l’Université Paris Saclay[1] avec un déménagement prévu pour la rentrée 2019. Yves Poilane, directeur de l’école, fait part de sa vision sur l’enseignement du numérique en France, l’utilisation des outils numériques dans l’enseignement et les liens entre enseignement et innovation.

 

Concernant l’enseignement du numérique, considérez-vous que les établissements supérieurs sont à la hauteur des enjeux ? Si l’on regarde un peu en arrière, il y a eu le phénomène des écoles d’ingénieurs de chimie dans les années 60, puis celui des écoles de commerce, devenues école de management dans les années 80/90. On n’a pas connu le même phénomène de création méthodique et structurée comparable dans le numérique même s’il y a eu de très nombreuses initiatives.

Yves Poilane : je crois tout simplement que c’est à l’image de l’économie numérique qui est tout sauf un plan. Le numérique c’est un foisonnement d’initiatives, le plus souvent privées. Et donc la formation au numérique suit les mêmes codes avec des initiatives qui sont, en matière de formation, l’équivalent de ce que l’on observe dans l’économie. C’est l’Ecole 42, c’est l’Institut de métiers de l’Internet, ce sont des écoles privées mais aussi publiques comme la mienne. Il n’y a pas de plan, il n’y a plus de plan. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, l’enseignement supérieur est beaucoup plus divers et foisonnant que structuré. Il y a un nombre considérable d’établissements supérieurs issus de nombreuses initiatives et c’est pour le mieux. Ce mode de développement permet de répondre à l’ensemble des besoins, des situations et des profils. C’est la seule façon d’aller vite, de tester de nouvelles idées, de nouveaux modes pédagogiques, d’assurer des financements, de viser tous les publics… Certains établissements resteront, d’autres disparaitront…

Ne faut-il pas canaliser et contrôler ce bouillonnement ? Comment fait-on pour s’y retrouver ?

Yves Poilane : Toutes ces écoles répondent à différents besoins, de Bac + 2 à + Bac +5, délivrent des diplômes ou non… Les employeurs, eux, doivent faire leur travail et s’informer sur la qualité des différentes formations qui se créent. Mais ce foisonnement n’empêche pas d’exercer un contrôle. Il existe des systèmes d’évaluation, d’accréditation, qui permettent aux employeurs de s’y retrouver. Bien sûr, il est plus simple de recruter un jeune diplômé de Télécom ParisTech. Sachant néanmoins que le diplôme ne fait pas tout.

Quelle est alors la participation des Grandes Ecoles à l’enseignement du numérique ?

Yves Poilane : Les Grandes Ecoles, en interne, sont soumises à ce même bouillonnement. L’enseignement de Télécom ParisTech n’a rien à voir avec ce qu’il était il y a seulement 5 ans, à la fois en termes de contenu et de modalités pédagogiques. D’ailleurs, les contenus ont sans doute moins évolués que les modalités pédagogiques. Sur la moitié des trois années du cursus d’un étudiant, nous enseignons toujours les matières fondamentales (probabilités, physique quantique, comptabilité…) autant de notions stables nécessaires à la formation d’un futur ingénieur. Tous ces savoirs, un peu intemporels, sont nécessaires et structurent la pensée. La seconde partie du cursus, qui vise à préparer à un métier, est, elle, beaucoup plus évolutive et en prise avec les évolutions des technologies.

Les méthodes pédagogiques ont changé en profondeur sur l’ensemble du cursus. Elles ont évolué parce que nos jeunes ont évolué, parce que le numérique les a transformés. Il serait dangereux d’enseigner aujourd’hui comme on le faisait il y a 20 ou 30 ans. Et de toute façon, nos étudiants ne le supporteraient pas.

En tant que Grande Ecole, avez-vous la possibilité de suivre ces évolutions comme vous le souhaitez ?

Yves Poilane : En fait, en tant que Grande Ecole d’ingénieurs, la seule contrainte est de répondre aux exigences du texte Références et Orientations publié par la Commission des titres d’ingénieurs. Ce texte laisse des marges de manœuvre considérables à nos établissements. Télécom ParisTech est un établissement public mais je le perçois aussi comme une PME pouvant évoluer très rapidement. Par exemple, dans le big data, nous avons mis en place tout un cursus en moins de deux ans : une option d’ingénieur, un master spécialisé, un certificat d’études spécialisées, un MOOC, 8 modules de formation continue. Dans le numérique, cette capacité d’évolution rapidement est un atout.

Ce bouillonnement que vous jugez positif est-il à la hauteur des enjeux actuels ?

Yves Poilane : Au plan quantitatif, je me méfie toujours des chiffres pharamineux qu’on a publiés çà et là. Par exemple, je regarde ce qui est publié en termes de data scientists et je suis perplexe sur les chiffres avancés. Sachant que la définition de ce type de profil n’est pas la même pour tous et qu’elle est loin d’être stabilisée. Le juge de paix c’est le marché du travail avec une question simple : quels sont les taux d’emploi des étudiants ?

Le besoin de développeurs informatiques est réel et on ne prend pas trop de risque à pousser ce type de formation. Ces formations ne doivent pas seulement se soucier de l’employabilité à la sortie de l’école mais tout au long de la vie. Ce qui passe par l’acquisition de méthodes, de concepts fondamentaux pour structurer la pensée, d’une capacité à l’analyse et à la synthèse, à communiquer, à écouter… Autant de compétences intemporelles qui n’ont pas grand-chose à voir avec la programmation et qui sont essentielles. Si je pense que nous manquons d’ingénieurs et de diplômés du supérieur dans le numérique, je ne saurais dire exactement combien.

Que pensez-vous de l’initiative de création d’une Grande Ecole du Numérique ?

Yves Poilane : Toujours dans la perspective d’une correspondance entre le numérique et la formation dans le numérique, le meilleur moyen pour l’Etat est de lancer l’idée, de jouer un rôle de levier y compris dans le financement – il joue un peu le rôle de BPI de l’enseignement supérieur – et de laisser ensuite les initiatives privées. Il doit également jouer le rôle de Tiers de confiance en labellisant les différentes formations. Télécom ParisTech n’est pas partie-prenante de ce projet.

Si l’on quitte l’enseignement supérieur, que pensez-vous d’apprendre aux élèves du primaire ou du secondaire à coder (avant on disait programmer) ? Doit-on s’inspirer de l’exemple récent de certains Etats des Etats-Unis qui donnent la possibilité aux élèves de remplacer une langue vivante par un langage informatique ?

7 Poilane 1Yves Poilane : Il faut absolument apprendre aux jeunes à programmer, incluant l’algorithmique, et à faire tourner leurs programmes sur des machines. Ce dernier point est essentiel car c’est la confrontation au réel. Tout ceci relève de ce que l’on appelle l’alphabétisme numérique et doit faire partie de la formation d’un élève au 21e siècle. Lire, écrire, compter et programmer doivent être les quatre piliers de la connaissance de toute élève du primaire. La programmation développe des aptitudes, des schémas mentaux, des savoir-faire qui sont désormais nécessaires dans la vie d’aujourd’hui. Si l’on y ajoute une dimension ludique, on améliorera l’efficacité de l’apprentissage. Mais attention à deux écueils. Le premier est que cet enseignement ne soit qu’un simple gadget pour faire tendance et non l’apprentissage d’un savoir fondamental. Le second est qu’il ne saurait être question d’instituer la programmation à la place d’une autre matière. Evidemment ça pose un problème quand on sait qu’une proportion importante d’élèves du primaire ne maîtrisent pas ces fondamentaux. Mais c’est là une autre question.

Le numérique est une discipline – ou plutôt l’informatique – mais c’est aussi un outil. Va-t-on assez vite dans son utilisation ?

Yves Poilane : Là encore, j’observe un foisonnement d’initiatives et c’est très bien. Il faut essayer et voir ce qui marche. Mais attention à l’effet de mode. La fascination pour l’outil peut faire perdre de vue la finalité. Ici, je vise plutôt le secondaire. On peut faire d’excellents cours sans TNI (tableau numérique interactif) et de mauvais avec. L’outil ne doit pas prendre le pas sur la pédagogie. Au niveau du Supérieur, tout le monde teste et fait des expérimentations. J’encourage tout le personnel enseignant de Télécom ParisTech à tester le plus grand nombre de solutions. Evidemment, les MOOC constituent un volet important de cette évolution. D’ailleurs en passant, leur utilisation est plutôt off-line qu’on-line. Mais je ne crois pas qu’ils remplaceront le présentiel, qui reste indispensable, même si on doit en changer fondamentalement les interactions. A Télécom ParisTech par exemple, on a largement développé l’enseignement en mode projet et réduit les enseignements en amphithéâtre. Le lieu physique de nos écoles subsistera. Un autre volet important de l’éducation est l’accompagnement pédagogique de l’étudiant. Tout ne pourra pas se faire à distance.

Plus de 300 startups sont passées dans votre incubateur. Vous êtes donc convaincu de l’interdépendance entre enseignement supérieur, entreprise et innovation ?

Yves Poilane : Une Grande Ecole n’est qu’un des acteurs de l’innovation. Mais il y en a bien d’autres qui contribuent à cet écosystème de l’innovation. En revanche, les jeunes sont le vrai moteur et il se trouve qu’ils passent dans nos écoles et sont à la source de cet élan vital et créateur. Par ailleurs, je crois beaucoup au poids de l’individu. Ma stratégie à Télécom ParisTech est de faire évoluer les postures des individus pour leur donner l’envie de créer, d’innover. Sur ce point, la France peut faire mieux en matière d’innovation et nos grandes écoles doivent mieux stimuler les capacités d’inventivité de nos étudiants et favoriser ses ingrédients : prise de risque, intégration de l’échec dans le processus d’innovation…

 

 

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[1]
L’Université Paris-Saclay réunit au sein d’un modèle original 19 établissements autonomes d’enseignement supérieur et de recherche et d’organismes de recherche. Les établissements membres, qui conservent leur identité ainsi que leurs moyens, conviennent de coordonner leurs actions et de mutualiser certains moyens dans le cadre d’un projet partagé défini et mis en œuvre conjointement. L’ensemble est placé sous une gouvernance commune.