Le CEA allume Lucy, l’ordinateur quantique photonique de Quandela et sa seconde machine quantique après l’Orion de Pasqal. Au passage, le CEA confirme aussi l’ambition européenne d’un calcul hybride mêlant HPC et technologies quantiques.

L’informatique quantique bouscule nos habitudes. Elle utilise des « qubits », des bits quantiques spéciaux qui peuvent être à la fois 0 et 1 en même temps (on parle de superposition quantique) et qui peuvent se comporter comme des jumeaux liés à distance (intrication quantique). Du coup, au lieu d’essayer les multiples solutions d’un problème une par une, un ordinateur quantique peut en examiner énormément en parallèle.
Encore très imparfaites et instables, les machines quantiques visent des gains spectaculaires pour la simulation de matériaux, la chimie, l’optimisation ou la finance.

Malgré les difficultés, les revers, les retards, l’informatique quantique progresse à grand pas. La question n’est plus « si », mais « comment » et « quand » transformer ces promesses en avantages concrets pour la recherche et l’industrie. Et c’est justement pour avancer dans les réponses à ces deux questions que le CEA vient de faire entrer dans son TGCC (Très Grand Centre de Calcul) une seconde machine quantique, signée Quandela.

Quandela et le pari photonique

Quandela est une jeune pousse française qui construit des ordinateurs quantiques… avec de la lumière ! Ses « qubits » sont des photons, des particules de lumière, que l’on fait interagir dans des circuits optiques pour effectuer des calculs. La Deeptech s’est imposée comme l’un des acteurs phares de la encore très naissante « informatique quantique ». Elle est perçue comme l’un des leaders du « quantique photonique » aux côtés de Xanadu et QuiX, deux autres acteurs spécialisés dans l’utilisation de qubits photoniques.

Contrairement aux approches supraconductrices (IBM, Google) ou ioniques (IonQ, Quantinuum), les photons présentent une stabilité naturelle : ils ne subissent pas de décohérence rapide, car ils interagissent peu avec leur environnement. Cela permet d’envisager des systèmes plus robustes mais aussi beaucoup moins gourmands en énergie (quelques kW suffisent).

Le cœur technologique de Quandela repose sur des sources déterministes de photons uniques, issus de boîtes quantiques. Ces sources « à la demande » doivent produire des photons indiscernables les uns des autres, un savoir-faire porté par la physicienne Pascale Senellart, cofondatrice de l’entreprise et membre de l’Académie des sciences. Toute la difficulté de l’approche de la jeune pousse consiste à trouver le moyen de passer à l’échelle et d’éviter la perte de photons (principale source d’erreur des machines photoniques).

Au-delà du matériel, Quandela propose aussi « Perceval », un environnement de simulation physique qui permet de concevoir et tester des circuits photoniques avant même de les fabriquer. En simulant le bruit réel des composants, Perceval aide à imaginer des schémas plus robustes et à explorer des idées de correction d’erreurs, étape indispensable tant que les machines restent limitées.

Le TGCC accueille Lucy et ses 12 qubits photoniques

La semaine dernière, Quandela est devenue la seconde Deeptech quantique à livrer une machine quantique au TGCC-GENCI (le Très Grand Centre de Calcul à Saclay qui héberge certains des HPC les plus puissants d’Europe) du CEA dans le cadre du programme « Hybrid HPC Quantum Initiative » visant à combiner l’extrême puissance des HPC classiques avec la vertigineuse puissance quantique. C’est une autre Deeptech Française, Pasqal, avec sa machine Orion à 100 qubits d’atomes neutres, qui avait été la première à faire son entrée au TGCC en juin 2024 (c’était la première livraison de Pasqal à un client tiers).

Dénommée Lucy, la machine quantique à 12 qubits photoniques livrée par Quandela au TGCC n’est pas un prototype de laboratoire, mais un système universel pensé pour des usages concrets. Présentée comme l’ordinateur quantique photonique le plus puissant au monde, elle doit permettre d’accélérer des simulations en physique, en chimie, en énergie ou encore en finance. Comme l’a résumé Niccolò Somaschi, cofondateur et directeur général de Quandela, « la livraison de Lucy n’est pas seulement une étape technique, c’est un jalon concret pour faire entrer l’Europe dans l’ère du calcul hybride ».
L’ordinateur Lucy est aussi une vitrine industrielle pour la France et l’Europe. Assemblé en un an, il combine des modules cryogéniques allemands et des dispositifs photoniques conçus en France, avec près de 80 % de composants européens. Valérian Giesz, directeur des opérations de Quandela, souligne cette philosophie : « Nous avons voulu prouver qu’une solution quantique souveraine était possible. Le photon est un qubit naturellement stable et robuste, qui consomme beaucoup moins d’énergie que les architectures concurrentes ». Lucy ne requiert que 5 kilowatts pour fonctionner, contre plus de 25 pour certains systèmes supraconducteurs.

L’intégration de Lucy dans la plateforme HQI (Hybrid HPC Quantum Initiative) du CEA, déjà dotée du Orion de Pasqal, ouvre la voie à des expérimentations inédites. Les chercheurs pourront accéder à la machine via le portail eDARI, déjà utilisé pour les ressources de calcul intensif, et bénéficier de formations et de webinaires. Jacques-Charles Lafaprière, directeur de programme au CEA, résume l’enjeu : « Nous accompagnons les communautés scientifiques pour leur apprendre à utiliser ces nouveaux outils et à concevoir des algorithmes hybrides ».
Les cas d’usage se dessinent déjà. Quandela collabore avec Orange sur la cybersécurité, avec Crédit Agricole CIB sur la modélisation financière, et avec Safran ou Thales dans l’aéronautique. EDF et TotalEnergies explorent, de leur côté, les applications en simulation énergétique et climatique. Même si ces projets sont encore très loin d’être opérationnels, ils traduisent l’ambition du CEA de rapprocher la recherche et l’industrie pour que l’Europe ne se contente plus de suivre la course quantique, mais qu’elle la mène sur ses propres bases.

Avec Lucy et Orion, le TGCC devient ainsi un site unique en Europe où cohabitent plusieurs technologies quantiques, toutes interfacées avec des supercalculateurs. De quoi multiplier les expérimentations, apprendre concrètement les atouts et inconvénients de chaque technologie, explorer différentes voies d’algorithmie quantique et au final faire progresser à la fois la R&D hardware et software du quantique.

Un acte politique

Au-delà de la prouesse scientifique, l’installation de Lucy est aussi un acte politique. Financé dans le cadre du consortium EuroQCS-France et soutenu par l’initiative EuroHPC, le projet illustre la volonté européenne de bâtir une filière quantique souveraine, autonome et indépendante. Philippe Lavocat, président du GENCI, insiste sur cette dimension stratégique : « Dans la course mondiale vers l’ordinateur quantique, la livraison au CEA de Lucy, le calculateur photonique le plus puissant d’Europe, constitue une étape majeure de l’ambition quantique française et européenne ».

En 2026, la machine quantique Lucy sera reliée au futur supercalculateur exascale « Alice Recoque », prolongeant la logique d’interopérabilité au cœur de l’initiative HQI. Comme le résume Philippe Lavocat, « nous entrons dans l’ère du calcul hybride, où supercalcul et quantique se renforcent mutuellement au service d’une recherche d’excellence et d’une industrie compétitive ».

De son côté, Quandela poursuit sa R&D et travaille déjà sur le successeur de Lucy : une machine quantique de 24 qubits dénommée Canopus qui devrait aussi implémenter une première technologie de qubit logique adaptée à ses qubits physiques photoniques. Le constructeur vise toujours un cluster photonique « Draco » doté de 50 qubits logiques fiables pour 2028. Quandela a par ailleurs été retenue par le programme PROQCIMA du ministère des Armées, visant à concevoir deux prototypes français d’ordinateurs quantiques universels d’ici 2032.

Au final, Lucy n’est donc pas seulement une machine : c’est un symbole. Symbole d’une Europe capable de concevoir et d’héberger ses propres ordinateurs quantiques, symbole d’une souveraineté technologique qui se construit patiemment, qubit après qubit. Poursuivons l’effort… « quoi qu’il en coûte »…

 

 

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