Soft power, données, souveraineté : le Mondial de LoL en Chine n’est pas qu’un show esport, c’est aussi une démonstration de puissance numérique. League of Legends devient le terrain d’une bataille numérique et culturelle planétaire.
On croyait naïvement que League of Legends (LoL) n’était qu’un jeu. Un simple défouloir numérique pour ados insomniaques, un loisir sans conséquence. Erreur fatale. LoL est devenu un champ de bataille géopolitique à part entière. Et, ironie de l’histoire, ce ne sont pas les chars de World of Tanks ni les simulations militaires qui inquiètent le plus les stratèges, mais les petits champions colorés de Riot Games.
Le politologue Joseph Nye l’avait théorisé avec le soft power : séduire vaut mieux que contraindre. Et quoi de plus séduisant qu’un jeu gratuit, addictif, calibré pour capter l’attention et occuper les soirées de millions de joueurs ? Derrière les skins clinquants et les stades pleins à craquer se cache un empire invisible, capable de façonner les imaginaires plus sûrement qu’un film hollywoodien ou qu’une campagne politique.
LoL, c’est le rêve américain en kit… financé par Pékin. Lorsque Tencent, mastodonte chinois du numérique, a pris le contrôle de Riot Games, il n’a pas seulement racheté un studio, il a mis la main sur une usine à collecter des données comportementales, vocales, sociales, parfois même biométriques. Un trésor inestimable dans une époque où le clic est aussi stratégique qu’un missile, et où le big data alimente aussi bien la publicité ciblée que la propagande.
Les États-Unis, qui, pendant longtemps, n’ont vu dans le jeu vidéo qu’un marché de consommation, ont fini par s’alarmer. Le CFIUS, cet obscur comité US chargé de surveiller les investissements étrangers, a ajouté le gaming à son radar aux côtés des centrales nucléaires, des satellites et des télécoms. Oui, vous avez bien lu : League of Legends a rejoint la même catégorie de risques que Huawei ou TikTok. Quand un joueur américain hurle « GG » dans son micro, le Pentagone se demande désormais où transite sa voix et qui écoute derrière.
Résultat : cloisonnement des données, infrastructures séparées, audits de cybersécurité imposés. Ce qui devait être un simple terrain de jeu s’est mué en infrastructure critique, où chaque gigaoctet est traité comme une cargaison d’uranium. Les studios occidentaux doivent compartimenter leurs serveurs, segmenter leurs bases de données, négocier avec des diplomates pour s’assurer que la moindre « rune virtuelle » ne se transforme en fuite stratégique.
Et nous, Européens, spectateurs attendris, continuons de croire qu’il ne s’agit que de voir Faker (de son vrai nom Lee Sang-hyeok, considéré comme le plus grand joueur de l’histoire de League of Legends, membre de l’équipe T1) humilier ses adversaires en finale. Naïveté coupable. Derrière la pyrotechnie des Worlds, derrière la K-Pop virtuelle de K/DA et les hymnes épiques calibrés pour Spotify, se joue autre chose : la bataille pour l’influence numérique mondiale. Chaque partie n’est pas qu’un affrontement de cinq contre cinq : c’est un bulletin de vote pour la domination culturelle, une validation implicite de la souveraineté technologique de ceux qui contrôlent la plateforme.
La Chine, en accueillant du 14 octobre au 9 novembre 2025 le championnat du monde de League of Legends, ne se contente pas d’organiser un tournoi esport. Elle orchestre une démonstration de puissance. Une opération de soft power à grande échelle, où la mise en scène rivalise avec Hollywood et où la collecte de données n’a rien à envier à la NSA. Derrière les caméras 4K et les sponsors tape-à-l’oeil, c’est une guerre feutrée pour les imaginaires, mais aussi pour l’or noir du XXIe siècle : la donnée.
La vraie finale ne se joue donc pas entre T1 (l’équipe sud-coréenne la plus titrée de l’histoire de League of Legends) et JD Gaming (une puissance chinoise montante qui a brillé sur la scène internationale depuis 2020). Elle oppose Pékin et Washington. Et l’Europe ? Elle n’est même pas dans le bracket. Nous nous contentons d’applaudir les shows, de subventionner quelques équipes, tout en laissant filer l’essentiel : la maîtrise de l’infrastructure, la souveraineté sur nos propres flux.
Alors, souvenons-nous : le jeu ne s’arrête jamais. Il continue. Différent. Politique. Cyber. Et cette année, quand les Worlds se tiendront à Shanghaï, ne regardons pas seulement les barres de vie descendre. Regardons aussi qui tient la main sur le serveur.
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Par Guillaume Collard, co-fondateur de CSB.school & Président de BPR Security