Après les échecs, les dames, le backgammon, l’ordinateur vient de battre les meilleurs champions du « Texas hold’em[1] », la variante la plus populaire du poker, indiquait jeudi la revue Science  « Texas Hold ’em poker solved by computer ». La machine pourrait-elle un jour battre les humains dans toutes les activités de la vie quotidienne ? 1997 avait été une date déterminante dans le domaine des échecs avec la victoire de Deep Blue sur le champion du monde Gary Kasparov. En 2011, c’est toujours une équipe d’IBM qui a brillamment relevé le défi de battre les champions du jeu télévisé américain Jeopardy avec son système informatique Watson. Dans l’univers des jeux télévisés, Jeopardy est une institution. Le jeu a été créé en 1964 et diffusé quasiment sans interruption depuis cette date. Jeopardy est un jeu beaucoup plus complexe qui mélange compréhension du langage naturel, connaissances pures et stratégie de jeu en particulier dans la décision d’appuyer sur le buzzer pour pouvoir répondre.

Jeopardy procède d’une logique inhabituelle dans la formulation des questions. Les questions sont en effet formulées sous la forme de réponse et il est demandé aux participants de données la question correspondante. La formulation est parfois complexe et peut facilement induire en erreur. Et cette manière de poser les questions aurait tendance à envisager les humains par rapport aux ordinateurs. D’ailleurs, Watson avait trébuché sur une question relativement simple (pour un Américain) : Son plus important aéroport a été baptisé du nom d’un héros de la deuxième guerre mondiale et son deuxième plus important d’une importante bataille de cette même guerre. Et Watson a piteusement répondu Toronto alors même que la question était dans la catégorie villes US (pour compliquer un peu, il existe des villes nommées Toronto aux Etats-Unis). La réponse était Chicago et les noms des aéroports Edward O’Hare (un aviateur américain mort au combat dans la Pacifique) et Midway, la fameuse bataille de Midway gagnée par les Américains contre les Japonais).

Le poker constituait donc une nouvelle étape et des recherches ont été lancées depuis de longues années. En 2007, une partie entre deux champions – Phil Laak et Ali Eslami – contre un programme baptisé Polaris, mis au point par l’université d’Alberta (Canada), a été organisée à l’occasion de la conférence de l’Association for the Advancement of Artificial Intelligence qui se tient actuellement à Vancouver. Cette partie n’avait pas été concluante mais ce n’était que partie remise. « Le Poker était un casse-tête pour l’intelligence artificielle depuis plus de 40 ans et jusqu’alors le Texas hold’em restait non-résolu », indique Michael Bowling, professeur d’informatique de l’Université d’Alberta au Canada, dans l’article du magazine scientifique.

Le poker est différent des échecs et des dames dans la mesure où il intègre une partie de hasard dans le tirage des cartes. Part de hasard qu’il partage avec le backgammon avec le tirage des dés. Hasard que l’ordinateur est capable de prendre en compte, mieux que les humains. Mais il apporte une composante différente qui est liée au « bluff ». Ainsi, l’approche adoptée pour écrire les programmes utilisés pour les jeux d’échecs ou de dames ne sont pas opérants. Grâce aux énormes puissances de calcul, il est possible d’envisager toutes les situations et ainsi de déterminer le chemin qui mène à la victoire. Aujourd’hui, les meilleurs programmes adossés aux machines les plus performantes peuvent prévoir 18 coups d’avance. On comprend assez qu’il est assez difficile à un humain de rivaliser.

Mais ici, le jeu est différent et basé non seulement sur un nombre de possibilités – certes finies – très nombreuses, mais aussi sur des informations imparfaites à savoir les cartes que détient l’adversaire, mais aussi ce qu’il va en faire. La programmation qui vise à prendre en compte l’ensemble des possibles ne fonctionne plus. Par ailleurs, un joueur peut changer de stratégie en fonction des événements, des gains et des pertes… Le Poker serait le jeu de cartes le plus populaire au monde avec plus de 150 millions de joueurs selon des estimations citées par les auteurs de ces travaux.

« Ce sont les avancées en mathématiques dans les algorithmes qui ont permis cette percée dans la théorie des jeux », précise Michael Bowling. Cette théorie a par exemple eu des applications très sérieuses notamment dans les systèmes de sécurité déployés dans les points de contrôle des aéroports.

Cette nouvelle partie que remporte l’ordinateur s’inscrit dans de nombreux programmes de recherche théorique. Le magazine Science indique que la communauté des chercheurs en intelligence artificielle réfléchira dans un atelier de la 29e conférence de l’Association for the Advancement of Artificial Intelligence sur le fameux test de Turing (voir l’encadré ci-dessous) sous la forme d’un concours. Ces réflexions doivent conduire au développement de machines, en fait de programmes informatiques capables d’une nouvelle compréhension du monde. Tout un programme !

 

De quoi Watson est-il le nom ? Par Jean-Marie Chauvet
Revenons aux premières minutes du big bang cybernétique : en 1950, la revue Mind publiait un article d’Alan Turing dont le titre, Computing Machinery and Intelligence, plutôt obscur, cachait un programme de recherche révolutionnaire qui devait agiter tout autant les laboratoires où naissait une informatique balbutiante que les philosophes et les sociologues de tous horizons. Concentré sous la forme d’un jeu d’imitation qui est célèbre depuis sous le nom de Test de Turing, la méthode proposée pour répondre à l’éternelle question : les machines peuvent-elles penser ? prend – déjà ! – la forme d’un jeu.

Dans la formulation originale du Test de Turing, un homme et une femme, cachés de l’interrogateur ne communiquent avec lui, indépendamment, que par messages tapés à la machine – on est en 1950, pas de PC ! IBM fabrique des machines à écrire, la Model A Standard Electric Typewriter est un succès mondial depuis deux ans. Les participants s’accordent pour répondre comme « femme » aux questions écrites de l’interrogateur : l’homme faisant de son mieux pour faire croire qu’il est la concurrente, la femme pour convaincre qu’elle seule l’est authentiquement. L’interrogateur s’applique, par des séries de questions aux deux concurrents masqués, laissées à son libre jugement de déterminer qui imite réellement l’autre.

Turing suggère de remplacer l’homme par la machine (la computing machinery du titre) et écrit :

Nous posons maintenant la question suivante : que se passera-t-il lorsqu’une machine jouera le rôle de l’homme dans le jeu d’imitation ? L’interrogateur se trompera-t-il aussi souvent que lorsque le jeu est joué entre un homme et une femme ? Ces questions remplacent notre interrogation originale : les machines peuvent-elles penser ?

 

 

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[1] Le Texas hold ’emou communément hold’em (HE) est la variante la plus jouée du jeu de poker, notamment dans sa forme no-limit (NL), c’est-à-dire sans restriction maximale de mise ou de relance, utilisée au cours de l’épreuve principale des World Series of Poker, le plus gros tournoi de poker du monde en termes de gains et de popularité (Wikipedia)