L’Europe semble plus que jamais vouloir réévaluer sa dépendance aux GAFAM et reconquérir son autonomie numérique. Dans la foulée d’autres villes européennes, Lyon et Ville-La-Grand mènent la charge en France pour libérer leur numérique des géants américains et misent sur un écosystème open source en pleine effervescence. Un signal fort envoyé aux DSI et à toute l’industrie IT ?

Le climat géopolitique actuel et les incertitudes de la politique de Donald Trump ont d’indéniables répercussions sur la stratégie des entreprises et sur la stratégie des DSI. Les aléas politiques et économiques ont remis au goût du jour la sacro-sainte « souveraineté numérique » et les messages sur la trop grande dépendance des entreprises européennes aux technologies numériques commencent à être entendus.

Un rapport d’Asteres et du Cigref  évaluait récemment à 264 milliards d’euros le montant des achats de services clouds réalisés par les entreprises européennes auprès des acteurs américains. Selon ce rapport, 83 % des dépenses de services cloud et logiciels réalisées par les organisations européennes le sont auprès d’entreprises américaines.

Les risques politiques et économiques liés à cette dépendance technologique vis-à-vis des géants américains ne relèvent plus de la simple théorie. Ils s’imposent désormais comme une préoccupation majeure, incitant de nombreuses collectivités et organisations publiques à réévaluer leur feuille de route numérique. « Autonomie numérique » et « contrôle des données » ne sont plus de simples slogans, mais deviennent peu à peu de véritables priorités dans les politiques d’achat et les plans de transformation IT. Alors que les géants américains de l’IT redoublent d’efforts pour conserver leurs parts de marché à coups de « sovereign clouds » et de datacenters européens, plusieurs collectivités ont récemment annoncé haut et fort leur volonté de migrer vers des briques open source hébergées sur le sol européen.

Du Danemark à l’Allemagne : premiers coups de semonce contre Microsoft

Au Danemark, l’agence de modernisation numérique a annoncé début juin sa décision de remplacer Windows et Office 365 par Linux et LibreOffice dans l’ensemble de ses ministères, afin de « reprendre le contrôle » sur les données publiques. Cette décision prolonge les injonctions du régulateur danois qui, dès 2023, avait pointé l’incompatibilité de Microsoft 365 avec le RGPD dans les écoles et les hôpitaux.
Dans la foulée, les villes de Copenhague et Aarhus ont adopté Nextcloud et OnlyOffice pour la collaboration interne.

Outre-Rhin, les autorités fédérales ont banni Microsoft 365 des établissements scolaires pour des raisons similaires de protection des données. Le Schleswig-Holstein migre 30 000 postes vers Linux et LibreOffice d’ici 2026, quand le Bade-Wurtemberg ou la Hesse ont déjà proscrit Teams et Office 365 des classes.

Sans oublier que la Commission Européenne serait également en négociation avancée avec OVHcloud pour migrer ses workloads clouds actuellement sur Microsoft Azure.

En France, la riposte se structure

Historique bastion du logiciel libre, la France ne reste pas spectatrice. Les rapports parlementaires se multiplient et la presse commence même à parler « d’un effet domino » dans les collectivités. Le mouvement s’appuie sur un écosystème industriel désormais mature : BlueMind pour la messagerie, Xivo pour la téléphonie ou Interstis, Wimi, Jamespot pour la collaboration font figure d’alternatives crédibles aux suites Microsoft 365 et Google Workspace.
Rappelons que Lille a été une des premières villes françaises à ouvertement affirmer sa souveraineté numérique en optant pour la solution open source Xivo afin de ne plus être sous l’emprise de Microsoft Teams pour ses communications et à tester d’autres solutions non-US comme Matrix pour la messagerie temps réel et BlueMind pour la couche mail.

Le cas de Ville-La-Grand

Cette semaine, la commune haut-savoyarde de Ville-La-Grand (commune de 10.000 habitants) a officiellement « débranché Microsoft » pour déployer Hexagone, la suite collaborative 100 % française portée par Interstis, lauréate de France 2030.
Plus de cent agents utilisent désormais la solution au quotidien, avec un accompagnement humain mis en avant par la mairie et ses équipes informatiques. Pour la députée Virginie Duby-Muller, il s’agit d’un exemple à suivre, en phase avec les attentes de la commande publique. L’élue s’est félicitée d’un choix « synonyme d’indépendance, d’efficacité et de sécurité », rappelant que la maîtrise des outils numériques est devenue un enjeu de résilience territoriale.

Pour rappel, la solution Hexagone combine messagerie, agenda, stockage chiffré, co-édition de documents (via la suite OnlyOffice) et visioconférence Jitsi dans une même interface hébergée en France, le tout sous licences libres. La solution équipe déjà 1 500 organisations publiques et près de 700 000 agents à l’échelle nationale, illustrant la maturité croissante des solutions françaises face aux standards américains.

Lyon parie sur la suite « Territoire Numérique Ouvert »

À Lyon,  la municipalité a franchi un cap supplémentaire. Pour s’affranchir de la dépendance aux logiciels états-uniens, la ville a lancé deux projets majeurs : la co-création d’une suite collaborative libre et interopérable dénommée « Territoire Numérique Ouvert » et le remplacement progressif des outils Microsoft par des alternatives libres.

L’ambitieuse initiative « Territoire Numérique Ouvert » (TNO) à laquelle contribue la troisième ville de France voit au-delà de la suite collaborative et propose un bureau virtuel développé par le syndicat intercommunal SITIV et financé par France Relance.
Hébergé dans des datacenters régionaux, le bureau virtuel TNO est déjà utilisé en France par des milliers d’agents issus de 9 collectivités. Il combine en standard :
OnlyOffice pour la bureautique collaborative,
Jitsi Meet pour la visioconférence,
Nextcloud pour le partage documentaire et la synchronisation,
BlueMind pour la messagerie et l’agenda,
– un SaaS de gestion de projets basé sur Kanboard, le tout orchestré à travers des connecteurs LDAP et des API REST.

La métropole de Lyon teste déjà la co-édition en temps réel avec 500 agents pilotes et vise 8 000 utilisateurs fin 2026.

Parallèlement, la ville de Lyon annonce démarrer un remplacement progressif des logiciels Microsoft par des alternatives libres : Typiquement Linux commence à remplacer Windows sur certains postes, OnlyOffice remplace Microsoft 365 et PostgreSQL doit venir progressivement remplacer SQL Server.
Le maire de Lyon souligne que la démarche vise à « renforcer la souveraineté numérique locale et soutenir la filière open source française ».

Au-delà de la souveraineté, la démarche lyonnaise vise aussi la durabilité : prolonger la durée de vie des équipements informatiques et limiter l’empreinte environnementale, tout en garantissant une maîtrise technologique totale au service public.

Vers une hémorragie pour Microsoft (et Google) ?

Ces premières migrations très médiatisées sont-elles des coups d’épée dans l’océan de la Tech américaine ou sont-elles les premiers signes d’une hémorragie massive ? Il est trop tôt pour le dire.
Mais à voir comment Microsoft s’agite depuis quelques semaines pour s’offrir un rôle de gardien de la souveraineté numérique qui ne dupe personne, l’inquiétude semble réellement monter d’un cran outre-Atlantique : nouveaux engagements numériques (Microsoft European Digital Commitments), Microsoft 365 Local (version On-Prem de Microsoft 365 dédiée au marché européen), Microsoft Sovereign Cloud, Microsoft European Security Program, etc. Pas une semaine ne s’écoule sans que Microsoft n’annonce une initiative « purement européenne ».
L’inquiétude grandit également chez Google et AWS qui accélèrent également le déploiement de leurs solutions de « Cloud souverain ».

Certes, les alternatives Cloud européennes peinent encore à rivaliser avec l’ampleur et l’excessive richesse fonctionnelle des hyperscalers. Mais on voit bien qu’elles ont accéléré ces derniers mois pour étendre leurs offres de services « serverless » managés et leurs offres PaaS ainsi que pour s’équiper massivement de GPU pour l’IA (cf Mistral Compute, Scaleway, etc.).
Certes, l’Europe n’arrive pas à construire un Airbus du logiciel et trop d’initiatives de petites envergures sont en compétition pour voir rapidement émerger des acteurs à même d’ébranler les géants américains dans le collaboratif ou la cyber-sécurité.
Néanmoins, les offres existent, sont concrètes et compétitives, et ont des arguments pour séduire.
Si les premières expériences menées ici et là en Europe et celles évoquées ici se révèlent vraiment satisfaisantes dans le temps, davantage de DSI de collectivités et d’entreprises seront alors tentés de suivre le mouvement.

Car, au-delà des exemples et des bonnes volontés affichées, commence à se dessiner une vraie évolution des mentalités soutenue par les exigences règlementaires et une parole politique plus engagée.

Reste à voir comment les Américains vont contre-attaquer (chantages politiques, guerre des prix, etc.) et si nos initiatives politiques et technologiques sauront y faire face.

 

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