Et si l’Europe codait enfin son propre Linux ? Un projet communautaire mise sur une base Fedora modulaire pour rompre la dépendance aux géants américains et réinventer les OS du secteur public. L’idée est bonne mais les défis sont nombreux.
Un Linux européen ? C’est une vieille lubie qui refait surface en ces temps de crises géopolitiques et de nécessité pour l’Europe d’exister « technologiquement » sans s’appuyer sur les briques américaines. Un « Linux souverain » est en réalité un thème qui revient dans un peu tous les pays du monde régulièrement. La Russie a son propre Linux « Alt Linux » et même une déclinaison « militaire » dénommée « Astra Linux ». La chine a son projet « OpenKylin » qui récemment s’est enrichi d’une interface utilisateur copiée sur Windows. La Corée du Nord a son Red Star OS.
Des projets d’OS souverains, l’Europe en a aussi eu… plusieurs… À commencer par Mandriva Linux, le projet éducatif PrimTux, le projet allemand LiMux, le projet de la Gendarmerie « GendBuntu » ou encore Tails. Autant d’OS qui ont connu des fortunes diverses mais n’ont surtout jamais percé. Un temps passé de mode, le sujet revient donc aujourd’hui aux avant-plans, porté par un contexte géopolitique favorable.
Alors que les questions de dépendance technologique et de souveraineté numérique ne cessent de s’intensifier, une nouvelle initiative communautaire vient poser les bases d’un système d’exploitation Linux spécialement conçu pour les administrations publiques européennes afin de s’affranchir de Microsoft Windows, Red Hat RHEL et autres systèmes d’exploitation de géants américains.
Un projet ambitieux pour une Europe numériquement souveraine
Baptisé « EU OS », le projet fait déjà couler beaucoup d’encres mais demeure, en réalité, une initiative indépendante, menée par une communauté de volontaires et de geeks, sans lien officiel avec l’Union européenne elle-même.
Cependant, ses créateurs espèrent clairement attirer l’attention et le soutien des institutions européennes dans un avenir proche et souhaitent rapidement pouvoir rejoindre le portail officiel des développements open source de la Communauté européenne « Code.Europe.EU ». En attendant, c’est sur Gitlab que le projet est hébergé.
D’un point de vue technique, EU OS s’appuie sur une base Fedora Linux, associée à l’environnement de bureau KDE Plasma pour garantir une distribution moderne et performante, tout en restant entièrement open source. Bien évidemment le choix de Fedora fait déjà largement débat, son origine étant effectivement américaine. Il s’explique par le fait que c’est l’une des distributions communautaires les plus actives et les plus réputées en matière de sécurité.
En outre, Fedora facilite l’approche « en couches » originale adoptée par les créateurs de « EU OS ». Plutôt que de proposer un système figé, EU OS a été conçu comme une base commune que chaque entité pourra personnaliser selon ses besoins spécifiques, qu’ils soient nationaux, régionaux ou sectoriels (avec par exemple l’intégration en standard de logiciels métiers adaptés).
Comme l’explique le site officiel du projet : « Les couches définissent une hiérarchie claire et transparente des responsabilités en matière de logiciels et de configuration. Chaque couche du système d’exploitation européen ne contiendrait que les éléments très spécifiques à ses cas d’utilisation et à ses utilisateurs ». Une approche qui doit permettre de mutualiser les efforts tout en préservant la flexibilité nécessaire à chaque administration.
Une philosophie centrée sur l’intérêt public
EU OS veut incarner le principe « Public Money, Public Code » (Argent public, code public), selon lequel les fonds publics devraient uniquement servir à financer des logiciels accessibles à tous et en open source. Et les créateurs promettent que leur approche proposera aux organisations :
* Une réduction significative des coûts, en évitant les licences propriétaires coûteuses
* Une diminution de la dépendance aux fournisseurs privés, notamment américains
* Un renforcement de la transparence et de la sécurité des systèmes
* Un meilleur contrôle des données sensibles des citoyens européens (en référence à la quantité de données plus ou moins anonymisées qui sortent en permanence de Windows pour aider Microsoft à analyser les usages, les bugs et les taux d’adoption de ses technologies).
Des défis techniques et politiques à surmonter
Malgré ses nombreux atouts, le projet EU OS devra faire face à plusieurs défis majeurs. L’histoire des distributions Linux spécifiquement développées pour le secteur public montre que l’enthousiasme initial peut vite s’essouffler face aux réalités du terrain, à la diversité des positions au sein de l’UE, aux rouages administratifs mais aussi parfois aux contradictions et influences des initiatives citoyennes qui se multiplient un peu partout en Europe mais sans véritable socle commun.
Bien sûr qu’un « Linux Souverain » en conformité native avec le RGPD et aligné sur les ambitions européennes en matière de souveraineté numérique, de transparence, de sécurité des données renforcée, fait sens. Mais ce genre de projets se heurte à des problématiques majeures de gestion de la dette numérique, de transformation des processus, d’intégration à l’existant, de formation des utilisateurs et de résistance/lobbying des géants américains. Et ces défis ont très souvent eu raison des précédentes initiatives. D’autant qu’un système n’est rien sans un écosystème logiciel fort et intégré à l’existant.
Néanmoins les vents sont probablement aujourd’hui plus favorables à une telle initiative. Outre le climat géopolitique actuel, le timing de cette annonce est particulièrement pertinent puisque Windows 10 approche de sa fin de vie, ce qui place de nombreuses administrations face à un choix crucial : investir massivement dans de nouveaux équipements ou explorer des alternatives.
Reste désormais aux créateurs d’EU OS de prouver que leur projet peut effectivement être une alternative crédible. Le timing est serré et le plus dur reste à faire : transformer les bonnes intentions en réalité et convaincre l’Union Européenne de soutenir l’initiative.