Les enjeux de la souveraineté numérique européenne ne se limitent plus au cloud, mais s’étendent désormais à l’intelligence artificielle. Entre financements massifs, régulations fragmentées et infrastructures insuffisantes, comment l’Europe peut-elle réduire ses dépendances et rester compétitive ?

Quelle est la différence entre un cloud souverain et un cloud IA souverain ? Cela pourrait ressembler à une blague de geek, mais c’est en réalité une question qui galvanise les gouvernements du monde entier et particulièrement ceux de l’Europe.

La véritable question est donc : qu’est-ce qui pousse les gouvernements à agir et comment les nations peuvent-elles s’équiper au mieux pour atteindre la souveraineté en matière d’IA ? Rappelons la définition de la souveraineté : un contrôle du « parcours des données », tant du point de vue technique que du point de vue humain, dans un espace qui vous appartient. L’intelligence artificielle n’est qu’un outil informatique supplémentaire qui fait partie de ce questionnement sur la souveraineté du parcours des données.

Le défi existentiel de l’Europe

Il existe depuis un certain temps une idée bien connue selon laquelle l’Europe aurait besoin de réduire sa dépendance aux savoir-faire américains ou chinois pour développer sa propre souveraineté numérique. La récente explosion de l’IA générative a mis cette perspective sur les devants de la scène. Les pays considèrent désormais qu’il est impératif de protéger l’innovation et les données, à la fois pour le bien de leurs propres citoyens et pour éviter que ces données ne tombent entre de mauvaises mains et ne soient utilisées contre eux, par exemple lors d’une cyberattaque.

Le besoin de réduire la dépendance de l’Europe à l’égard des fournisseurs étrangers est mis en avant dans le rapport sur « L’avenir de la compétitivité européenne », délivré par  Mario Draghi à la Commission Européenne en septembre 2024 . L’économiste italien qualifie la situation de « défi existentiel ».

C’est pour cette raison que le bureau européen de lIA – conçu pour soutenir la mise en œuvre et l’application de la loi européenne sur l’IA – a été créé cette année. C’est également la raison pour laquelle la Stratégie d’innovation en matière d’IA de l’UE a été développée. Destinée à améliorer l’utilisation de l’IA dans la région à l’échelle mondiale, cette stratégie bénéficie d’un investissement public et privé d’environ 4 milliards d’euros jusqu’en 2027, dédié à l’IA générative.

Cette volonté de souveraineté en matière d’IA est également claire au niveau national dans les pays fondateurs de l’Europe. Le Fonds technologique souverain de l’Allemagne finance des initiatives qui favorisent la souveraineté du cloud. Le plan Deeptech du gouvernement français et les investissements substantiels dans les technologies innovantes ont considérablement renforcé l’écosystème de l’IA dans le pays, tandis que le Royaume-Uni investit davantage dans la sécurité de l’IA que tout autre pays au monde.

Un cyclone qui prend de la vitesse

Les nations sont engagées dans une course aux armements pour se doter des meilleures capacités en matière d’IA et ce afin de protéger leurs propres intérêts et d’atteindre la souveraineté. Cependant, comme la technologie progresse rapidement, nous assistons à une sorte de cyclone de l’IA qui prend de la vitesse, tandis que les gouvernements peinent à suivre le rythme. Quel que soit le caractère proactif des mesures mises en place, les gouvernements péchent sur la rapidité d’action. Cela crée une tension et une situation presque clandestine où, en essayant d’atteindre la souveraineté, les gouvernements se précipitent pour financer des projets, des start-ups axées sur l’IA et introduire des régulations. Bien que louables, ces actions ne suffiront pas à concrétiser la souveraineté en matière d’IA.

Ce problème a d’ailleurs été mis en lumière par un collectif d’entreprises technologiques qui, dans une lettre ouverte, affirment que la réglementation fragmentée en Europe freine les opportunités liées à l’IA. Les signataires soulignent que l’Europe est devenue moins compétitive et moins innovante par rapport à d’autres régions et risque de prendre encore plus de retard dans l’ère de l’IA en raison d’une prise de décision réglementaire incohérente.

Accélérer l’accès à la souveraineté

Il existe des mesures que l’Europe peut prendre pour atteindre plus rapidement son objectif d’une souveraineté en matière d’IA, à condition de rester ouverte à l’extérieur, notamment en matière de technologie. Même si cela peut paraître contre-intuitif dans le cadre de recherche de la souveraineté,l’Europe a besoin d’une plus grande collaboration pour éviter de se retrouver dans des silos sur-réglementés où les entreprises sont limitées dans leur développement.

La collaboration est nécessaire à plusieurs niveaux. D’abord, l’IA a besoin de données pour être efficace. Disposer d’un ensemble de données plus large et plus diversifié à travers l’Europe permettra d’entraîner et de réentraîner les modèles pour obtenir les résultats que nous souhaitons tous. Cela ne fonctionnera pas dans tous les cas (certaines données doivent rester souveraines), mais, dans de nombreux cas, le partage des données peut faire progresser les capacités de l’IA en toute sécurité et sans compromis, comme dans les secteurs des voyages internationaux, de l’éducation ou les initiatives en matière de durabilité.

Ensuite, certains pays européens ont un PIB inférieur au budget IA de certains hyperscalers. Seuls, ils ne pourront tout simplement pas suivre le rythme, ce qui compromet le collectif. En termes de financement, se contenter de mettre de l’argent sur la table en espérant que des startups et des entreprises privées trouvent des solutions est une vision à court terme.

Les gouvernements doivent également faire en sorte que leur argent soit mieux investi et utilisé. L’IA nécessite une action régulière et pensée et l’Europe a besoin d’un plan de projet qui reflète cela, sans dilapider tout l’argent dès le début ou sur quelques entreprises seulement. Cela signifie également un investissement dans les infrastructures et la capacité de construire du matériel. À quoi bon aller à des extrêmes pour atteindre la souveraineté, tout en continuant à dépendre des entreprises étrangères pour les puces et les pièces détachées ?

L’ouverture comme voie à suivre

La seule façon d’atteindre la souveraineté est par l’ouverture. Cela signifie des logiciels open source, des données ouvertes et des protocoles ouverts. Si chaque pays de l’UE adhère à un traité pour créer une alliance nationale de partage et de collaboration, cela permettra de surmonter bon nombre des défis auxquels l’Europe est confrontée en matière de souveraineté en matière d’ IA, notamment en ce qui concerne les coûts.

Les logiciels open source permettent non seulement aux nations et aux entreprises qui s’y trouvent de créer des pipelines de données qui répondent aux besoins géographiques tout en respectant les réglementations locales. Ils permettent également la liberté de construire des solutions tout en atténuant tout verrouillage lié au cloud ou aux solutions. En somme ils représentent un moyen de favoriser une innovation plus rapide et de créer l’Europe souveraine que nous souhaitons tous voir.
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De Dimitri Casvigny, Vice-président en charge du développement de l’entreprise et du développement durable, Aiven 

 

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