Face à la multiplication des applications de l’intelligence artificielle (IA), les dirigeants d’entreprise ont une grande responsabilité. C’est ce que soulignait l’ancien vice-président de Bosch, Markus Schmidt, lors d’une conférence organisée par Michel Meunier. La mutation digitale, martèle-t-il, ce n’est pas seulement discourir sur l’industrie 4.0, c’est une question de culture ; cela signifie pour le dirigeant de ne pas rester un gestionnaire, de se comporter en entrepreneur assumant des risques et consacrant beaucoup (plus) de temps à animer et motiver des équipes d’hommes. Pour autant, beaucoup d’études montrent que le dirigeant ne doit pas commettre l’erreur courante de vouloir traiter le problème seul, sans associer à la fois des compétences extérieures et les équipes qui vont exploiter au quotidien les possibilités techniques nouvelles. Le dirigeant doit, d’une part, construire une vision et veiller à la cohérence des applications de l’IA dans son entreprise, favorisant les synergies. D’autre part, il doit laisser aux acteurs de terrain la liberté de prendre des initiatives ; certaines déboucheront sur des applications inattendues méritant d’être généralisées.

La machine n’est ni intelligente ni objective

Premier point, écartons les fausses vérités qui nous sont quotidiennement assénées. Les ordinateurs n’ont ni intelligence, ni conscience. Ce qu’ils nous proposent découle des données que nous avons sélectionnées et des règles que nous avons mises dans les programmes informatiques. La puissance de calcul permet de traiter des quantités colossales de données et d’en tirer des corrélations grâce au progrès de la statistique. Mais corrélation n’est pas raison ! Les diagnostics, notamment médicaux, peuvent être justes mais ils ne sont pas explicatifs.

Second point, les verdicts proposés par l’intelligence artificielle ne sont pas objectifs. Ils reposent sur des choix humains dans la sélection des données, leur formulation et sur les hypothèses, les jugements de valeurs inclus dans les algorithmes qui traitent ces données. Le décideur humain demeure donc pleinement responsable ; quand l’on utilise de l’IA pour des décisions importantes, il faut connaître les idées, voire les intentions commerciales ou politiques des concepteurs, pour ne pas se laisser manipuler. Le rapport de Cédric Villani recommande la plus grande prudence.

Pour autant ne cédons pas à l’espionite : de toutes façons, nous utilisons déjà à chaque instant l’intelligence artificielle avec notre téléphone portable, quand nous lui parlons, quand nous cherchons un itinéraire…

Mais chaque entreprise doit être consciente du fait qu’elle crée constamment des données. Elle peut les mettre en valeur, même sans l’IA dans un premier temps, en constituant une banque de données mise à disposition des clients, comme le fait la PME du bâtiment Janus-France. Elle peut, grâce à l’IA et au Cloud, vendre comme General Electric maintenance et optimisation du fonctionnement des équipements qu’elle a fournis à ses clients. Sinon, elle risque d’être exploitée par des acteurs qui vont vendre du service à sa place.

Cinq options antagonistes

Les conséquences de l’IA dans tous les domaines dépendront des rapports de force entre cinq séries d’acteurs. Pour les ultra-financiers, seul compte leur profit immédiat, quelles que soient les conséquences pour les autres parties prenantes et l’environnement ; ils vont exploiter l’IA pour éliminer le maximum d’emplois et manipuler les clients. Mais cette avidité réduit à terme la compétitivité et les pouvoirs d’achat des clients, aggrave des inégalités, d’où plus de conflits. Simultanément, les géants du numérique, américains et chinois, profitent de la connaissance de nos désirs et comportements pour étendre leurs activités à tous les secteurs de la vie quotidienne, concurrençant durement les acteurs classiques, des banques à la Santé. Certains de ces géants vont abuser de cette situation pour nous manipuler complétement et nous soumettre à un esclavage numérique. C’est aussi la tentation de pays autoritaires comme la Chine qui met en place une notation de chaque citoyen, pour récompenser les bons et sanctionner les insoumis. Autres acteurs déjà à l’oeuvre, mafias et crime organisé pourraient déclencher des catastrophes meurtrières.

Heureusement, il y a aussi les citoyens et les entreprises du capital patient, comme celles, au CJD, visant à la performance globale. Elles vont utiliser l’IA pour délivrer les hommes des tâches répétitives ou dangereuses et leur permettre de se concentrer sur ce que la machine ne peut faire : construire des relations empathiques, développer la créativité humaine, individuelle et collective pour innover. Dans le long terme, il est démontré que ces attitudes apportent plus de résilience et de profitabilité, pour toutes les parties prenantes, actionnaires compris. C’est la seule option réaliste et porteuse d’espoir.

Cet article est une synthèse d’un article publié dans la revue Futuribles sur les risques et opportunités liés à la diffusion de l’intelligence artificielle (https://www.futuribles.com/fr/revue)

 

André-Yves Portnoff est Conseiller rédactionnel et scientifique de Futuribles international, Paris, Professeur invité E-MBA HEG Fribourg et HEG Genève et Intervenant à la Chaire Edgar Morin (Essec)