Channelnews : En tant que cofondateur de Revevol en 2007, vous êtes à l’origine d’une des premières sociétés de services nées dans le Cloud. Les quelque dix années passées dans les services Cloud n’ont fait que renforcer votre conviction que les sociétés de distribution et de services IT traditionnelles ne parviendront jamais à trouver leur place dans l’économie du Cloud. Sur quoi se fonde cette conviction ?
Louis Naugès : Pour expliquer ce qu’est le Cloud et l’impact qu’il va avoir sur les entreprises, j’ai développé un modèle d’analyse baptisé BIS pour Business Infrastructures Support. Selon ce modèle, le système d’information des entreprises se décompose en trois parties : les infrastructures (les serveurs, les équipements réseaux, les postes de travail…), le support ou applications transverses (messagerie, CRM, etc.) et le business ou applications cœur de métier. On retrouve ces trois briques dans le Cloud : les infrastructures correspondent au IaaS, les applications support au SaaS, et le PaaS a vocation à accueillir les applications business. L’idée pour les prestataires Cloud, c’est de fournir directement les services IaaS et SaaS sur étagère.
Dans ces conditions, on comprend que cela risque de tourner rapidement à la bérézina pour à la distribution. Les grandes entreprises vont cesser d’acheter des serveurs et fermer progressivement une partie de leurs centres de calculs pour les basculer dans de grands IaaS. Certes, ils garderont les applications qui ne peuvent pas migrer mais dans des centres de calculs plus petits et moins nombreux. Il en sera de même pour les PME. Bien-sûr, elles ne possèdent pas de centres de calculs mais dont les serveurs, dont le taux d’usage est faible et qui sont mal sécurisés. Ces PME auront tout intérêt à migrer sur de grands serveurs Cloud mutualisés. Le mouvement profite essentiellement à quelques grands acteurs, Amazon en tête, seuls capables de soutenir la baisse des prix. Ces grands acteurs faisant directement construire leurs serveurs sur mesure à Taïwan, on peut dire que la vente de serveurs et de systèmes de stockage n’est plus vraiment un métier d’avenir et a toutes les chances de se casser la figure. La plupart des micro-boutiques et autres distributeurs locaux vont disparaître à terme.
Le marché de l’informatique ne se résume pas à celui des serveurs. Quid des équipements réseaux, des postes de travail, des logiciels ?
Louis Naugès : Concernant les réseaux, les entreprises qui emménagent ne tirent plus de câbles, ne posent plus de routeurs et n’utilisent plus d’autocoms. Elles n’utilisent plus que du Wifi et des bornes femtocell. C’est 5 à 10 fois moins cher à installer. Cela va éliminer les réseaux locaux traditionnels. Côté postes de travail, comme l’IT vient du Cloud, les entreprises n’ont plus besoin de postes de travail très puissants. Elles les achètent moins cher et les gardent plus longtemps (plutôt 5-6 ans que 3-4 ans). Signe fort de cette tendance : l’arrivée des Chromebooks que l’on peut acquérir pour moins de 200 € en moyenne et dont les plus sophistiqués dépassent rarement les 400 €. Quant aux logiciels, je suis convaincu qu’on pourra basculer 99% des fonctions support dans des SaaS multitenant. Là encore, les distributeurs et les intégrateurs de logiciels n’auront plus rien à vendre. Les clients s’adresseront directement à Salesforce et à ses équivalents. Théoriquement les distributeurs peuvent conserver des commissions sur les ventes SaaS qu’ils influencent mais les prix catalogues sont souvent négociés par les clients finaux au détriment des distributeurs et de toute façon, les marges accordées par les éditeurs SaaS ne permettent pas aux distributeurs de vivre.
À quelle échéance, situez-vous les difficultés des sociétés de distribution ?
Louis Naugès : Le mouvement a déjà commencé et est en train de s’accélérer. Les parts de marché de la ditribution commencent à se réduire. Déjà, les grands acteurs traditionnels du marché IT commencent à licencier en masse et la distribution se regroupe. Tant que le Cloud était adopté par des sociétés innovantes, la distribution tenait son marché historique. Mais on entre dans une phase où c’est la majorité des entreprises qui commencent à migrer vers le Cloud. Cette fois, la distribution va souffrir. Le cyclone est sur le radar. Dans les cinq ans, ces métiers vont être totalement chamboulés.
Qu’en est-il pour les sociétés de services ?
Louis Naugès : Le monde des services va aussi être profondément impacté par le phénomène Cloud et SaaS. Les grandes SSII gagnaient beaucoup d’argent avec les ERP, très longs à mettre en œuvre et qu’il fallait mettre à jour régulièrement. Avec le Cloud, ces grands projets très rentables vont disparaître. Les entreprises vont progressivement réduire la surface de leur ERP et opter pour du développement spécifique sur les grands PaaS du marché pour leurs applications business et sur Et une fois les clients basculés dans le Cloud, fini les mises à jour et les changements de version lucratifs. Il reste certes, un peu d’accompagnement à la mise en œuvre, de formation et de support mais ce sont des missions courtes et surtout one shot. Les sociétés de services traditionnelles sont sur des métiers à faible valeur ajoutée qui n’ont plus d’avenir. Le chiffre d’affaires des SSII est étale. La plupart dégagent entre 70 et 80 K€ par an et pas salarié. Ce qui est très faible comparé aux 1 M€ par an et par salarié de Google.
Le Cloud n’offre-t-il donc aucune opportunité pour les prestataires de proximité ?
Louis Naugès : Si. On voit apparaître des sociétés de services très spécialisées sur tel ou tel fournisseur de services Cloud. C’est par exemple un métier à temps plein que de savoir utiliser efficacement AWS. Avec ses 600 nouveautés par an, ses plus de 400 services, ses 50 modèles de serveurs et ses 5 ou 6 façons différentes de payer, si on n’est pas spécialisé, on est perdu. Je recommande donc aux entreprises qui vont sur Amazon de se faire accompagner. Mais, à l’image de Revevol, les sociétés de services nées dans le Cloud restent de petites structures, constituées d’équipes certes très compétentes et vendant plus cher leurs journées, mais dégageant de petits chiffres d’affaires. À ce titre, il pourrait être judicieux pour un grand acteur traditionnel des services de créer une marque premium réunissant sous un même toit, comme l’a fait Accenture, les cinq ou dix compétences qui comptent dans le domaine des services Cloud.
Le développement à façon sur PaaS offre peut-être aussi des opportunités. Mais les entreprises vont à mon avis réinternaliser le développement qu’elles externalisaient jusque-là. On assiste d’ailleurs à une renaissance du métier de développeur dans les entreprises. Grâce aux fonctions serverless telles que Lambda d’AWS, qui permettent de définir ses applications sans se soucier de l’infrastructure sous-jacente, on peut imaginer que les entreprises auront besoin de moins de développeurs mais qu’ils seront plus proches des métiers.
À propos de Louis Naugès : Après l’avoir codirigé pendant sept ans, Louis Naugès a quitté Revevol il y a deux ans. Il continue d’exercer son métier de conférencier et de consultant en accompagnement stratégique dans le Cloud. Il est également investisseur actif dans plusieurs startups.