La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) s’est prononcée pour la défense de la vie privée au travail, y compris dans leurs communications électroniques qui ne peuvent être contrôlées que dans certaines conditions.
C’est à l’occasion d’une affaire intervenue dans une entreprise roumaine que la CEDH a pris cette décision qui fera jurisprudence dans les 47 Etats-membres du Conseil de l’Europe.
L’affaire Bărbulescu c. Roumanie avait pour objet la décision d’une entreprise privée de mettre fin au contrat de travail d’un employé après avoir surveillé ses communications électroniques et avoir eu accès à leur contenu, ainsi que le manquement allégué des juridictions nationales à leur obligation de protéger le droit de l’intéressé au respect de sa vie privée et de sa correspondance.
Dans son arrêt rendu hier dans cette affaire, la CEDH a dit qu’il y a eu violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale, du domicile et de la correspondance) de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour conclut que les autorités nationales n’ont pas correctement protégé le droit de Bogdan Mihai Bărbulescu au respect de sa vie privée et de sa correspondance.
Selon la CEDH, les juridictions nationales n’ont pas, d’une part, vérifié si Bogdan Mihai Bărbulescu avait été préalablement averti par son employeur de la possibilité que ses communications soient surveillées et n’ont pas non plus, d’autre part, tenu compte du fait qu’il n’avait été informé ni de la nature ni de l’étendue de cette surveillance, ni du degré d’intrusion dans sa vie privée et sa correspondance. En outre, les juridictions nationales n’ont pas déterminé :
– quelles raisons spécifiques avaient justifié la mise en place des mesures de surveillance,
– si l’employeur aurait pu faire usage de mesures moins intrusives pour la vie privée et la correspondance de Bogdan Mihai Bărbulescu
– Et si l’accès au contenu des communications avait été possible à son insu.
Les faits
Bogdan Mihai Bărbulescu a travaillé de 2004 à 2007 dans une entreprise privée de Bucarest en qualité d’ingénieur en charge des ventes. À l’invitation de ses employeurs, il ouvrit un compte Yahoo Messenger aux fins de répondre aux demandes des clients.
Le 13 juillet 2007, Bogdan Mihai Bărbulescu fut convoqué par son employeur qui souhaitait avoir des explications. Il fut informé que ses communications sur Yahoo Messenger avaient été surveillées et qu’un certain nombre d’éléments indiquaient qu’il avait utilisé Internet à des fins personnelles.
Bogdan Mihai Bărbulescu répondit par écrit qu’il n’avait utilisé ce service qu’à des fins professionnelles. On lui présenta alors la transcription, sur 45 pages, de ses communications entre le 5 et le 12 juillet 2007, qui comportaient des messages qu’il avait échangés avec son frère et sa fiancée portant sur des questions privées, dont certains revêtaient un caractère intime. Le 1er août 2007, l’employeur mit fin au contrat de travail de Bogdan Mihai Bărbulescu pour infraction au règlement intérieur de l’entreprise qui interdisait l’usage des ressources de celle-ci à des fins personnelles.
Bogdan Mihai Bărbulescu a contesté son licenciement devant les tribunaux, alléguant que la décision de mettre un terme à son contrat était entachée de nullité car son employeur avait selon lui porté atteinte à son droit à la correspondance en consultant ses communications en violation de la Constitution et du code pénal. Le tribunal départemental de Bucarest rejeta son action en décembre 2007 aux motifs, en particulier, que l’employeur s’était conformé à la procédure de licenciement prévue par le code du travail ; que les employeurs étaient en droit de fixer des règles pour l’utilisation d’Internet, qui était un outil mis à la disposition du personnel à des fins professionnelles ; et que Bogdan Mihai Bărbulescu avait été dûment informé du règlement intérieur de l’entreprise. Le tribunal départemental relevait que peu avant l’adoption de la sanction disciplinaire à l’encontre de Bogdan Mihai Bărbulescu, une autre employée avait été licenciée pour avoir utilisé Internet, le téléphone et le photocopieur à des fins personnelles.
Bogdan Mihai Bărbulescu fit appel, avançant que le tribunal n’avait pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts en jeu. Par une décision définitive du 17 juin 2008, la cour d’appel rejeta ce recours, confirmant pour l’essentiel les conclusions de la juridiction inférieure. S’appuyant sur la directive 95/46/CE de l’Union européenne relative à la protection des données, elle jugea que la conduite qui avait été celle de l’employeur après avoir indiqué à Bogdan Mihai Bărbulescu et à ses collègues que les ressources de l’entreprise ne devaient pas être utilisées à des fins personnelles avait été raisonnable et que la surveillance des communications de Bogdan Mihai Bărbulescu avait constitué le seul moyen d’établir s’il y avait eu une infraction disciplinaire.
La CEDH entre en scène
Invoquant en particulier l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, Bogdan Mihai Bărbulescu alléguait que la décision de son employeur de mettre un terme à son contrat après avoir surveillé ses communications électroniques et avoir eu accès à leur contenu reposait sur une violation de sa vie privée et que les juridictions nationales avaient failli à leur obligation de protéger son droit au respect de la vie privée et de la correspondance.
La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 15 décembre 2008. Dans son arrêt de chambre du 12 janvier 2016, la Cour européenne des droits de l’homme a donc conclu, par six voix contre une, à la non-violation de l’article 8 de la Convention, jugeant que les juridictions internes avaient ménagé un juste équilibre entre le droit de Bogdan Mihai Bărbulescu au respect de sa vie privée et de sa correspondance en vertu de l’article 8 et les intérêts de son employeur. La Cour a estimé en particulier que la vie privée et la correspondance de M. Bărbulescu avaient été mises en jeu. Elle a toutefois considéré que la surveillance de ses communications par son employeur avait été raisonnable dans le contexte d’une procédure disciplinaire.
La Grande chambre
Le 6 juin 2016, l’affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre à la demande de Bogdan Mihai Bărbulescu. La Cour, concluant que les communications de Bogdan Mihai Bărbulescu sur son lieu de travail étaient couvertes par les notions de « vie privée » et de « correspondance », confirme que l’article 8 trouve à s’appliquer dans cette affaire. Elle note en particulier que même s’il est permis de se demander si Bogdan Mihai Bărbulescu pouvait nourrir une attente raisonnable en matière de vie privée étant donné les règles restrictives imposées par son employeur pour l’utilisation d’Internet, règles dont il avait été informé, les instructions d’un employeur ne peuvent pas réduire à néant l’exercice de la vie privée sociale sur le lieu de travail. Le droit au respect de la vie privée et de la confidentialité de la correspondance continue de s’appliquer, même si ces dernières peuvent être limitées dans la mesure du nécessaire.
Au final, la Cour considère que les autorités nationales n’ont pas protégé de manière adéquate le droit de M. Bărbulescu au respect de sa vie privée et de sa correspondance et que, dès lors, elles n’ont pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts en jeu. Partant, il y a eu violation de l’article 8.