L’édition 2019 du Global Internet Report que vient de de l’Internet Society met en garde sur la concentration des pouvoirs sur Internet qu’il considère comme un défi pour l’économie numérique du futur. Et peut-être pour l’économie tout entière.

L’Internet réunissait toutes les promesses et les espoirs d’une nouvelle organisation de la société et de l’économie, donnant sa chance à tous et permettant aux start-ups de rivaliser avec les géants de la Toile. Pendant longtemps Google ne disait-il pas que « Competition Is One Click Away ». En 2004, Chris Anderson, à l’époque rédacteur en chef du magazine Wired, publie le livre The long Tail qui défend l’idée qu’Internet va permettre aux petits acteurs de concurrencer les leaders de l’économie numérique.

Mais c’est exactement le contraire qui est en train de se produire indique l’Internet Society dans son rapport « Consolidation in the Internet Economy » en soulignant l’influence croissante de quelques acteurs puissants de l’économie numérique, dont l’acronyme GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) est le porte-drapeau le plus emblématique. Et cette puissance déborde de plus en plus sur l’économie toute entière dans la mesure où le numérique permet d’attaquer quasiment tous les secteurs économiques.

Le rapport soulève la question de leur impact tant sur la technologie que sur les usages tels que l’accès à l’information ou le commerce. Si cette consolidation s’avère bénéfique à certains égards, elle présente également des risques tels que l’hyper dépendance aux géants du Web. L’idée d’un espace décentralisé se transforme peu à peu en un espace dominé par quelques géants et la longue traine a laissé la place au « Winners take all », une expression empruntée au monde politique et aux élections présidentielles américaines selon laquelle la victoire des voix populaires donne la totalité des voix des grands électeurs.

Et la puissance de ces nouveaux monopoles est telle qu’elle leur permet de concurrence des secteurs plus traditionnels. On a longtemps comparé Internet et le monde des télécoms. Le premier était par essence décentralisée en plaçant l’intelligence aux extrémités du réseau, le second était contrôlé par les opérateurs. Mais force est de constater que les géants de l’Internet exercent un contrôle de plus en plus étroit sur la Toile et sur l’innovation. Leur puissance financière leur donne de plus en plus de force, directement ou indirectement en rachetant les startups au fur et à mesure qu’elles se développent.

Certes la consolidation des entreprises conduisant vers les oligopoles, voire des monopoles n’est pas nouvelle et est connue depuis longtemps. Mais elle s’impose avec beaucoup plus de vigueur et de rapidité dans l’économie numérique. Il suffit d’analyser les résultats financiers de ces nouveaux géants. En 2018, Alphabet (la maison mère de Google) par exemple a réalisé un chiffre d’affaires de 136 milliards de dollars et un bénéfice net dépassant les 30 milliards de dollars.

L’édition 2017 du rapport de l’Internet Society tentait de déterminer si cette disruption technologique favoriserait les entreprises leaders ou encouragerait davantage la concurrence et l’entrepreneuriat sur Internet. L’édition 2019 apporte des réponses relativement claires qui penchent nettement sur la première proposition. A titre d’exemple, certaines entreprises monopolistiques comme Facebook pour les messageries sociales, Google pour le search ou Amazon pour le e-commerce, interviennent aujourd’hui dans la majorité des interactions humaines. Cette domination leur permet d’étendre leur influence et leur force de frappe économique afin d’accéder à de nouveaux marchés : véhicules autonomes, Cloud, Intelligence artificielle… Une croissance favorisée par l’essor sans précédent des réseaux Internet, d’immenses ressources de données sur les utilisateurs, d’une grande agilité commerciale et de l’absence de contraintes règlementaires.

La consolidation de l’économie numérique, une menace pour le futur ?

L’influence croissante d’entreprises comme Alibaba, Amazon, Google et Facebook a un impact profond sur les différentes couches de l’économie numérique. En effet, ces acteurs qui dominent d’ores et déjà le web et ses applications, continuent d’étendre leur offre vers les contenus et les services afin de fidéliser leurs clients et diversifier leurs sources de revenus. Mais la domination et le contrôle croissants exercés par un petit groupe d’entreprises soulèvent des interrogations, comme le révèle le rapport de l’Internet Society.

– La limitation du choix des usagers ;
– La dépendance économique des entreprises vis-à-vis des géants du web devenus incontournables (« too big to fail ») ;
– L’impact sur l’interopérabilité des systèmes informatiques et la normalisation technique ;
– La difficulté à anticiper les conséquences de possibles régulations luttant contre ce phénomène de concentration.

Par ailleurs, le rapport révèle que 80% des utilisateurs d’Internet constatent l’impact de cette concentration sur la standardisation du web et 71% pensent que cela affectera leur liberté et leurs usages dans les prochaines années. A cet égard, plus de la moitié des personnes interrogées estiment le choix d’applications et de services sur Internet de plus en plus limité. De prime abord, la concentration et la domination d’une poignée d’entreprises sur Internet pourrait donc représenter un frein à l’innovation et au développement économique global.

Mais cette influence ne concerne pas seulement les applications et les services absorbés de proche en proche par les plates-formes, elle s’impose également aux infrastructures. « Si de nombreux utilisateurs sont conscients de l’influence de ces plateformes sur Internet, peu savent qu’elle s’exerce également au niveau des infrastructures d’accès à Internet », commente en marge du rapport Constance Bommelaer de Leusse, Directrice des politiques publiques à l’Internet Society. « A titre d’exemple, l’achat de câbles sous-marins par Facebook ou le développement d’AWS d’Amazon, solution Cloud leader du marché, a d’importantes répercussions sur la concurrence, bien qu’ils présentent des avantages certains en termes de connectivité et d’accessibilité à Internet ».

Un phénomène plus nuancé qu’il n’y parait

Dans son rapport, l’Internet Society nuance cependant ces risques et souligne que les plateformes cloud et applicatives de ces acteurs ont permis à des entreprises de toute taille de tirer parti d’une puissance et d’une vitesse de calcul inégalées et, ainsi, d’accéder à de nouveaux marchés.

Leur influence a également permis le développement d’innovations technologiques majeures et l’adoption accélérée de normes telle que l’IPv6 (Internet Protocol version 6), contribuant à améliorer l’expérience utilisateur.

Cependant, le recours croissant aux interfaces de programmation applicatives (API) contribue à renforcer la mainmise de ces puissantes entreprises sur les fonctionnalités et l’interopérabilité d’Internet, notamment lorsque leurs intérêts diffèrent des autres acteurs. A l’avenir, l’innovation, les services et les applications pourraient ainsi dépendre de la disponibilité d’un petit nombre de plateformes et de services propriétaires, rendant ces applications moins flexibles, moins fiables et plus difficiles à améliorer.

Inévitablement, la topologie d’Internet évolue elle aussi. La capacité d’un petit nombre de fournisseurs de contenus et de Cloud à investir dans leurs propres réseaux et à déployer des serveurs à la pointe du haut-débit, amplifie cette tendance à « l’aplanissement » d’Internet, avec des réseaux d’accès de plus en plus interconnectés et indépendants du trafic international.

Ces réseaux connaissent ainsi une rapide évolution afin de répondre aux nouveaux besoins liés à l’essor de l’Internet des Objets connectés (IoT) et des technologies impliquant des systèmes embarqués, telle que la voiture autonome.

Autre conséquence majeure de la consolidation sur Internet : la création de « dépendances profondes ». En effet, les tendances comme le guichet unique par défaut et la mise en place de normes selon l’échelle instaurent une forte dépendance des utilisateurs aux entreprises leaders. Ainsi, le développement de nouveaux services et la création d’entreprises à l’échelle mondiale, reposent de plus en plus sur quelques plateformes privées appartenant aux géants du web.

Dans ce débat, l’Europe est furieusement absente et n’est en mesure de ne présenter aucun concurrent aux GAFA et autres NATU (Netflix, Aibnb, Tesla, Uber). Il en va de même où le concurrent le plus sérieux des géants du cloud est OVH. C’est sans aucun doute une très belle réussite française mais qui, lorsqu’on la compare à AWS, Google, Microsoft Azure, IBM ou Alibaba reste bien modeste. Pour l’heure, la réponse européenne se situe simplement au niveau de la réglementation, la protection de la concurrence, des consommateurs et des données personnelles. Une stratégie de défense en quelque sorte mais qui s’avère peu efficace pour ce qui concerne l’innovation.