Est-ce que la gouvernance des SI freinerait l’innovation? Cela semble un mauvais débat, une excuse pour couper court à la mise en place du minimum nécessaire pour contrôler que le premier métier venu ne va pas demander d’objectif lune à la DSI et monopoliser des ressources indûment, le tout sans valeur ajoutée bien définie pour l’entreprise.
Déjà, en 2009, Bart Perkins dans ComputerWorld, suite à des témoignages de DSI, fulminait contre ces divisions métiers qui utilisaient la récession et la menace de la concurrence, au nom de l’innovation, pour contourner allègrement les processus d’évaluation et de priorisation des projets. Pour lui, cela revenait à « céder du terrain à leurs concurrents en évitant pratiquement toutes les disciplines nécessaires à la réussite du projet ».
Oui mais … Cette fois, en août 2013, c’est la très sérieuse Harvard Business Review qui titrait « IT governance is Killing innovation » sur son Blog. Alors, qu’en penser ? En réalité, l’article met en relief non pas l’opposition entre la gouvernance IT et l’innovation, mais surtout les travers d’une mauvaise gouvernance qui aurait oublié les principes de bases inhérents à l’exercice. Enfin, les auteurs Andrew Borne et Brian Foster, s’attachent à un seul aspect de la gouvernance, la gestion des portefeuilles projets et déclarent : « quand il s’agit de la capacité de la DSI à allouer des investissements en réponse aux modifications des environnements de travail, les processus de gouvernance traditionnelles se révèlent manifestement obsolètes»
La phrase en elle-même recèle une première contradiction. Il n’y a pas une logique de gouvernance lorsqu’on parle de la capacité de l’IT à allouer des investissements pour répondre aux changements de contexte des entreprises. Si la DSI contribue, dans un cadre global de gouvernance, aux décisions qui permettront une meilleure efficacité des systèmes d’information (SI) dans l’accomplissement de la stratégie d’entreprise, ce n’est pas à la DSI seule de définir le rôle du SI dans cette dernière. Les types de décisions à prendre et les structures de décisions vont découler d’une gouvernance d’entreprise, laquelle doit fournir l’organisation des droits et responsabilités entre les différentes parties prenantes pour arriver à déterminer des objectifs opérationnels contrôlables. Ces derniers doivent satisfaire aux besoins de l’entreprise en utilisant au mieux ses ressources.
Aucun modèle idéal de gouvernance mais des principes communs de management par la valeur
En effet, la gouvernance d’entreprise est en grande part une question de management par la valeur, et cela s’applique autant pour la gouvernance de l’IT, qui vise au meilleur usage des SI pour créer de la valeur pour l’entreprise. Cet usage est forcément dépendant de l’environnement dans lequel se trouve l’entreprise, non seulement de son marché, ses clients, ses partenaires, ses fournisseurs, les autorités de régulation, les facteurs politico-sociaux-économiques, mais aussi de ses capacités, activités et ressources propres. L’OCDE met justement en avant qu’il n’y a pas un seul modèle de « bonne » gouvernance d’entreprise : c’est une question de culture et d’objectifs. Pour accompagner les perpétuels changements de contexte, c’est l’entreprise en tant que système complexe qui interagit avec son environnement qu’il faut considérer. Seule l’approche systémique pourra aborder la globalité de l’entreprise et la dynamique des échanges de façon efficace et éviter les « silos » des vues partielles métiers/individus relevés dans l’article.
A nouvel environnement de travail, nouvelle gouvernance ?
Les auteurs évoquent également l’émergence d’un nouvel environnement de travail, où les employés deviendraient de plus en plus interdépendants de leurs collègues et de partenaires extérieurs et qui implique de renouveler la façon dont le SI supporte la croissance de l’entreprise et les nouveaux modes de travail. Certes aujourd’hui le numérique a une telle part dans la vie quotidienne des consommateurs que les besoins d’extension des systèmes d’information semblent s’être accélérés en très peu de temps. En 2011, les ventes de smartphones ont dépassé celles de PC et le volume des données Web a commencé à s’exprimer en zettaoctet (mille milliards de gigaoctets), nous plongeant définitivement, depuis cette année charnière, dans l’ère du mobile et des « big data ». Cela ne peut manquer effectivement d’impliquer des transformations dans l’équipement technologique des employés et les SI d’entreprise. Toutefois, si le numérique atteint une place plus grande dans les stratégies d’entreprises, depuis longtemps les responsables de système d’information savent que les besoins métiers sont en constant changement, tandis que les systèmes, une fois en place, restent relativement rigides. Les approches doivent donc prendre en compte l’évolution continue, la réutilisabilité, l’architecture d’entreprise et le système d’information durable, ce n’est pas nouveau. Qu’il y ait plus d’interdépendances entre acteurs du fait de moyens de collaboration accrus et de plus d’information, ne fait que conforter le besoin d’approche systémique au niveau de l’entreprise. Cela ne rend pas obsolète le concept de gouvernance IT, bien au contraire.
Si certaines sociétés n’arrivent pas dans ce contexte à prendre les bonnes décisions d’évolution stratégiques, ce n’est pas tant le concept de gouvernance IT qu’il faut remettre en cause, mais la façon dont on implémente des processus dits de gouvernance en se basant sur des référentiels pour la forme en dépit du fond, sans mener une réflexion stratégique de niveau entreprise en amont avec toutes les parties prenantes ou en rigidifiant des structures de décisions inefficaces par pure politique individuelle.
3 défis clés : structures de décisions, vue systémique de niveau entreprise, analyse de la valeur
Dans l’article, les auteurs décrivent trois défis qui seraient liés à des processus de « gouvernance » datés. Le premier concerne le manque de vision de niveau entreprise et d’innovation, du fait de processus de décision d’investissement ne prenant en compte que des demandes de projets d’amélioration incrémentale de la part d’associés métiers, pas forcément en prise avec la réalité opérationnelle quotidienne et les nouveaux moyens de productivité. Le second concerne la prédominance du ROI financier court terme dans l’évaluation des demandes et le dernier pointe sur la volonté de ne pas trancher dans la répartition des subsides entres unités organisationnelles pour maintenir la paix, aux dépens du financement de vrais projets de transformations. Ces « défis » illustrent des problèmes de structures de décision, de manque de vision d’entreprise au profit de vues projets limitées et une approche court-termiste des projets sans vraie analyse de la valeur. C’est justement ce à quoi une bonne gouvernance doit remédier.
Le problème des structures de décision
Des structures de décisions qui ne décident pas réellement en évitant de trancher, cela suppose ou un pouvoir limité, ou un manque de responsabilisation quant aux conséquences, ou encore une mauvaise définition des décisions à prendre du fait d’une mauvaise vision du contexte global. Or s’il n’y a pas en amont une nécessaire réflexion de niveau entreprise, tout portefeuille d’investissements a de grandes chances de devenir un simple relevé de compteurs de projets inefficace.
Avant de définir comment les décisions seront prises et contrôlées, il y deux questions préalables à se poser : quels types de décisions sont à prendre pour un pilotage et un usage efficace de l’IT et qui devrait prendre ces décisions. P.Weill et J. W.Ross, dans leur livre « IT governance : how top performers manage IT decision rights for superior results » définissent dans une matrice de gouvernance, cinq types de décisions IT inter-reliées et plusieurs archétypes de gouvernance pour qui doit les prendre.
S’il n’y a pas de modèle unique de gouvernance, il y a quelques lignes directrices qui peuvent guider les entreprises : définition des principes clés du SI en entreprise, afin de clarifier le rôle des systèmes d’information, formalisation des structures de décision sur l’architecture d’entreprise, l’infrastructure des SI, la gestion des besoins d’applications métiers, les investissements IT. Toutes dépendent du modèle de l’entreprise et du comportement souhaité que doit soutenir l’organisation. Par exemple, si le modèle opératoire implique des divisions métiers indépendantes et entrepreneuses, les décisions sur les investissements IT seront alors prises à leur niveau. Par contre, si l’entreprise souhaite plutôt une vue globale du client avec un seul point de contact, une logique plus centralisée de gouvernance des investissements sera plus efficace.
Evidemment, si la seule stratégie de comportement souhaité consiste à réduire les coûts de l’entreprise en sabrant dans les budgets SI, on obtiendra des comportements préjudiciables. Une entreprise, par exemple, souhaitait obtenir indistinctement 10% de moins de toutes les propositions de sous-traitant, une autre a déclaré arbitrairement que le ratio budget IT/CA devait être de moins de 4%. A aucun moment une réflexion sur la création de valeur des projets n’a été mise en place. Afin de pouvoir continuer à faire vivre un SI viable, des montages complexes ont redistribué des coûts hors des projets IT sur des budgets MOA ou des propositions ont été gonflées afin de satisfaire au 10% de réduction que devait obtenir le processus de négociation. Dans les deux cas, un résultat « cosmétique » a masqué la perte de temps et de valeur réelle de ce manque de vision stratégique. De plus, quand tout le monde cherche à présenter des coûts réduits, personne ne prend plus la responsabilité des conséquences.
Le concept de chaine de valeur et/ou réseau de valeur/service
Il y a d’autres façons de réaliser des économies d’échelles et des gains de productivité via le système d’information que celles, hâtives et inefficaces, évoquées, il faut juste procéder dans l’ordre et ne pas faire l’économie d’une réflexion de niveau entreprise. Ainsi que l’écrit P.Weill “la plupart des échecs des projets du système d’information représentent l’incapacité de l’organisation d’adopter de nouveaux processus qui appliquent les nouvelles technologies efficacement”.
La chaîne de valeur, introduite par Michael Porter dans son livre « l’avantage concurrentiel », est un outil de diagnostic stratégique efficace pour avoir une vision d’ensemble de nouvelles opportunités du SI. L’idée est de décomposer les activités imbriquées de l’entreprise créatrice de valeur pour comprendre leur impact sur les coûts et la différenciation et y trouver la source des avantages concurrentiels possibles. Il faut compléter la chaîne de valeur traditionnelle vue par Porter qui supposait une progression linéaire à partir de matériaux bruts vers des produits finis avec d’autres modèles de type « value network » ou « value shop » qui correspondent mieux à des opérateurs de réseaux ou des modèles de services purs. Ces modèles serviront à identifier les innovations possibles des SI qui seraient porteuses de différenciation ou de réduction des coûts via la modélisation des activités et des processus clés de l’entreprise. En effet, le système d’information ne peut créer de valeur qu’à travers les processus d’entreprise qu’il supporte, soit en leur apportant une information plus fiable, plus vite, soit en les automatisant pour partie, voire en les modifiant radicalement grâce à de nouvelles possibilités de communications entre acteurs.
La vision d’entreprise : approche systémique et analyse de la valeur
Avant même de décomposer les activités de l’entreprise, il est indispensable de comprendre sa stratégie et son modèle économique global. Pour cela il faut avec les différentes parties prenantes de l’entreprise, identifier et caractériser les éléments déterminants avec lesquels définir les activités récurrentes clés créatrices de valeur pour les « clients » ainsi que le portefeuille de projets à envisager. Il s’agit de fonder les décisions sur un bilan entre le niveau de satisfaction d’un ensemble de besoins et la consommation de ressources nécessaire pour l’obtenir et d’agir sur les deux leviers d’avantage compétitif :
- Les coûts : en comprenant mieux leur structure et en concentrant ces derniers sur les activités à valeur-ajoutée.
- La différenciation: En se concentrant sur les activités associées à des compétences ou des capacités/ressources uniques et clés de façon à être plus performant que les concurrents.
Les systèmes d’information sont fondamentalement destinés à améliorer les processus de l’entreprise, leur valeur résulte de leur capacité à changer la façon dont l’entreprise fait des affaires, et les besoins dépendent dès lors de chaque modèle économique d’entreprise.
On ne crée pas un processus de gestion des investissements dans les systèmes d’information sans avoir clarifié la stratégie de l’entreprise, son modèle opératoire, ses processus clés, quelles décisions types seront à prendre et qui devra les prendre. Les effets décrits dans le blog de la HBR ne sont pas la conséquence de processus de gouvernance devenus « obsolètes » du fait des nouveaux types d’interdépendances entre acteurs. C’est l’effet de mauvaises structures de décisions qui ne se concentrent pas sur les bonnes questions. Quant aux entreprises citées comme modèles, elles appliquent les principes même de la gouvernance en commençant par le bon niveau de réflexion.
Ce n’est pas la gouvernance, c’est la recherche du ROI court terme qui tue l’innovation
Enfin, comparer les projets sur le seul angle du ROI (retour d’investissement financier) est un travers commun à beaucoup d’entreprises qui résulte d’une incapacité à voir où il y a création de valeur par le SI. Un management par la valeur du système d’information pourrait sans doute y remédier, pour peu qu’il y ait une volonté de le mettre en place. On ne gagne pas le pari de l’innovation en pariant sur des retours sur investissement court terme, cela n’a rien à voir avec des processus de gouvernance obsolètes mais tout avec la vision stratégique.
Dans les dix entreprises les plus innovantes en 2012, selon les classements, on trouve les géants du net que sont devenus Amazon (9e position au classement BCG, 3e au classement Forbes), Google (2e pour le BCG , 24e pour Forbes) et Salesforce (1er au classement Forbes) dans le cloud computing. Une preuve qu’intégrer complètement les technologies de l’information et des communications dans les activités et processus, notamment dans la manière de délivrer les produits et services, est un avantage compétitif majeur, pour peu qu’on prenne de l’avance sur les concurrents en investissant au bon moment. Encore faut-il avoir la patience d’attendre. Dans les trois exemples ci-dessus, tous ont su le faire. A ce sujet, citons Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, lequel a déclaré, quand l’entreprise a commencé à être rentable : « le groupe Amazon commettrait une énorme erreur s’il faisait des profits sa priorité, au lieu d’investir ».
En conclusion, gérer efficacement un portefeuille projets d’investissements IT en réussissant le pari de l’innovation, ne porte pas d’abord sur les processus à appliquer. C’est avant tout une question d’intelligence d’entreprise pour poser les bonnes fondations de gouvernance et avoir une vision d’ensemble, afin d’aller bien au-delà du ROI pour créer durablement de la valeur.
Sabine Bohnké a fondé le cabinet Sapientis