Quand le défilé Chanel a lieu dans un décor de data center, quand la publicité du dernier parfum YSL choisit pour héros un chercheur en intelligence artificielle, quand l’exposition patrimoniale de Boucheron fait vivre son mythique chat Wladimir en réalité augmentée dans ses salons… Quel avenir pour le luxe dans le monde digitalisé, animé par les données et l’intelligence artificielle ? Comment s’inspirer par la technologie sans se désavouer ?
L’intelligence artificielle nourrit beaucoup de fantasmes. Axées sur l’excellence des matières et de l’artisanat, les grandes Maisons du luxe se sont longtemps distancées de nouvelles technologies. Cependant, dans le monde de l’immédiateté, le luxe est confronté, au-delà de la créativité, aux questions plus pragmatiques, celle de l’expérience client, du cycle de vie des produits, de rentabilité, auxquelles ces technologies répondent, notamment par de nombreuses solutions basées sur la data science et l’intelligence artificielle (IA). Mais avant d’aborder la question de leur usage par le luxe, commençons par démystifier le concept même.
La vérité sur l’intelligence artificielle
L’intelligence artificielle est avant tout un programme informatique. Mais contrairement à un programme informatique simple, l’IA « s’éduque » grâce à l’apprentissage automatique (machine learning) qui se fait sur des données. Le caractère spécifique de ces données détermine la « compétence » ou la « spécialisation » du programme informatique. Il n’y a donc pas « une » intelligence artificielle, mais une multitude d’« intelligences » très spécialisées, de techniques variées, chacune visant à simuler une partie de l’intelligence humaine. Toutes les solutions actuelles basées sur l’IA exécutent des tâches spécifiques, comme jouer aux échecs, généralement en dépassant les humains en vitesse et précision. La vraie valeur de l’IA provient de sa capacité à effectuer des actions que l’homme ne sait pas faire, ou du moins pas aussi bien ou pas aussi vite. Dénuée de volonté et de capacité de se donner ses propres buts, l’IA n’est qu’un exécutant des ordres donnés par l’humain, elle ne fait qu’apporter des réponses précises et rapides à des questions qui lui sont posées.
L’IA est une composante sous-jacente de la transformation digitale qui ne peut être appréhendée à travers le prisme du passé, mais nous oblige à changer de perspective. Dans une époque où les robots logiciels effectuent des milliers de fois plus vite qu’un humain de simples tâches, dans une époque où nous émettons ou partageons de plus en plus de données et faisons du shopping avec des assistants vocaux, la vraie question pour les professionnels du luxe n’est pas « Quelles opportunités pour l’IA dans notre industrie ? », mais « Quel produit ou service proposerons-nous quand tout un chacun disposera de sa propre IA personnelle ? »
L’intelligence artificielle au service du luxe
Alors, quelles techniques d’IA pour le luxe ? Sensiblement les mêmes que celles utilisées dans l’industrie, la mode, le retail, l’e-commerce, l’entertainment, car l’IA n’est qu’un socle technique permettant de répondre à un spectre assez large de problématiques des entreprises :
- Problématiques orientées client : améliorer la connaissance client, mieux répondre à ses attentes, fidéliser, améliorer son expérience avec la marque, enchanter le storytelling.
- Problématiques orientées business : identifier des opportunités, optimiser des stocks, améliorer la connaissance concurrentielle, le merchandising, la stratégie, la rentabilité, etc.
L’agrégation des données, la data science et l’intelligence artificielle, répondant à ces problématiques, sont l’apanage de start-up ou de grands acteurs technologiques. Les start-up, technologiques et agiles, suscitent un vif intérêt des grandes Maisons du luxe et de la mode qui mûrissent des stratégies d’acquisitions et d’Open Innovation pour répondre aux nouvelles attentes de leurs clients plus connectés et mieux informés. Les grands acteurs offrent des solutions d’IA customisables. Par exemple, les Cognitive Services à l’intérieur de la Cortana Intelligence Suite de Microsoft proposent des services pour construire des IA, comme des agents conversationnels intelligents, et un certain nombre d’IA pré-entraînées pour rendre des services précis, comme la description d’image.
Analyse de l’image : outil de recommandation, de détection des tendances et de lutte contre la contrefaçon
L’ensemble des algorithmes spécialisés dans l’analyse de l’image – la computer vision – est édifiant. Ainsi, Heuritech, start-up parisienne fondée par des experts de l’IA et du machine learning, après avoir fait du conseil dans le domaine de l’analyse de texte et d’images dans des secteurs différents, a choisi de se spécialiser dans la mode, et par extension, le luxe et l’e-commerce. Elle a développé une solution de reconnaissance d’images et d’analyse de tendances sur la base de photos des sites, blogs, réseaux sociaux. Son algorithme est entraîné pour identifier avec une grande précision différentes pièces de vêtements, leurs couleurs, motifs, et ce, quelle que soit la qualité de la photo ou l’angle de la prise de vue. Ces informations permettent de prendre des décisions data-driven : détecter des tendances, orienter la création des collections, anticiper des ventes, gérer les stocks, optimiser la présentation des articles sur des sites e-commerce.
Un autre exemple d’usage de la reconnaissance d’images et du machine learning est la recommandation. Cette approche est brillamment illustrée par Stitch Fix, styliste digital et personnal shopper. Les clients entraînent l’algorithme en répondant à une série de questions sur leurs goûts et préférences vestimentaires, leur style de vie, sorties et loisirs, en indiquant les looks qu’ils aiment, en créant leur propre moodboard, en intégrant leur compte Pinterest. Ainsi entraîné, l’algorithme leur propose des vêtements susceptibles de leur plaire. La livraison est rapide, les retours sont gratuits. En s’appuyant sur le machine learning, Stitch Fix a détecté des niches non couvertes par le marché et a créé en 2016 une collection Hybrid Design. Fondée en 2011, l’entreprise a généré 730 millions de chiffre d’affaires en 2016 et emploie aujourd’hui plus de 5 700 personnes.
L’intelligence artificielle apporte des solutions à une autre préoccupation du marché du luxe – l’authentification des produits, notamment des sacs, et la lutte contre la contrefaçon. Une autre start-up, Entrupy, a développé une solution composée d’un objet connecté permettant de prendre des photos microscopiques des objets quelle que soit leur matière, et d’une application intégrant IA et machine learning. La réponse sur l’authenticité de l’objet est donnée en temps réel. Fiable à 98%, la solution collabore avec de nombreuses marques de luxe.
Améliorer, authentifier, fluidifier, sécuriser, personnaliser
Plus de données sont analysées, plus précises sont les réponses apportées par l’intelligence artificielle. Par exemple, Edited recueille et analyse des données de ventes provenant des défilés et des milliers de sites d’e-commerce pour en faire de redoutables outils d‘intelligence concurrentielle. Aucune donnée n’est perdue : les modèles prédictifs tiennent compte des données recueillies depuis cinq ans. Les solutions sur mesure répondent à toutes les interrogations des clients : observer l’évolution des offres et des prix des concurrents, comprendre les tendances et meilleurs pratiques, optimiser le positionnement de leurs propres produits et campagnes de communication.
Farfetch permet aux marques d’utiliser le levier de la digitalisation pour améliorer le parcours client. Depuis 2017, ce site e-commerce spécialiste du luxe permet aux marques d’équiper leurs boutiques d’une base de données agrégeant l’ensemble des données sur leurs derniers achats, habitudes de navigation et autres préférences. Cette connaissance client permettrait de personnaliser le parcours du client sur les points de vente, et même de conserver l’historique des pièces essayées. Chanel, qui refuse de vendre ses produits en ligne, a récemment pris une participation minoritaire dans le capital de Farfetch pour développer une application mobile. Objectif : offrir « un éventail de services digitaux, de nouvelles expériences et des services personnalisés » à sa clientèle toujours plus connectée et mieux informée.
L’intelligence artificielle, mais aussi la blockchain, la réalité virtuelle et augmentée, les chatbots et assistants virtuels sont de nouveaux outils qui facilitent la mise en marché et la commercialisation des produits, la logistique, la relation client. Cabines d’essayage connectées et en réalité augmentée testées par plusieurs marques, expériences immersives en réalité virtuelle ou augmentée lors des défilés de Fashion Week, Alibaba qui expérimente le paiement d’un hochement de tête ou la blockchain qui permettrait d’authentifier les créations, d’accroître la transparence, de fluidifier et de sécuriser l’acte d’achat, sont tout autant d’exemples d’utilisation de technologies modernes tournées vers l’avenir. L’industrie du luxe a tout intérêt à apprivoiser l’innovation technologique, car c’est pour elle une occasion inestimable de se réinventer.
Le luxe ne doit pas être une nostalgie. Il doit accepter de redessiner ses frontières et d’explorer les technologies modernes comme de nouveaux matériaux. Dans le monde optimisé par la force du calcul, le luxe se trouve à la recherche d’un nouveau paradigme et il aura besoin d’intelligence artificielle pour dépasser les règles, créer du singulier, continuer à nous surprendre. Parce que la transformation digitale est avant tout une histoire humaine.
Pour lire la note stratégique d’Avanade sur IA et industrie du Luxe : « Intelligence Artificielle »