Ce début du mois de juin a été marqué par 2 décisions importantes aux Etats Unis : l’abandon de la Neutralité du Net par la FCC et l’autorisation du rachat de Time Warner par AT&T pour la somme fabuleuse de 85 milliards de dollars, sans conditions préalables. En cours depuis des mois, elles ont déjà soulevé des réactions défavorables par millions. Ce retour en force des opérateurs téléphoniques est-il une réponse au Gafa et une mise sous contrôle de l’économie numérique par les telcos ?

« Restauration de la liberté d’Internet… » !

En effet hier, le 11 juin, la FCC (Federal Communication Commission), l’équivalent de notre ARCEP National, rendait effective l’annulation des règes dites « de neutralité du net » qui avaient été établies en 2015 par la FCC avec le support de l’administration Obama. Une longue bataille opposa la FCC, dont le Président avait été nommé par Obama, et les opérateurs téléphoniques dont Verizon, AT&T et les opérateurs de câbles (Time Warner) qui voulaient mettre en place un Internet à péages sous leur contrôle, leur permettant de faire varier et faire payer la bande passante selon certains types de contenus transportés, dont les vidéos et les films.

Or, depuis son élection, Trump a nommé Ajit Pai à la tête de la FCC, mais ce dernier était connu pour son opposition à la neutralité du Net. En décembre dernier, malgré un large mouvement en faveur de la neutralité du Net, Pai faisait voter ce qu’il appelle « la restauration de la liberté de l’Internet », « …qui abandonne cette approche ratée (la neutralité du net) et retourne au consensus établi depuis longtemps qui a servi les consommateurs depuis des décennies.  Sous ma proposition, le gouvernement fédéral cessera de micro manager l’Internet ».

Les résultats ne se font pas attendre

Immédiatement après le vote, de nombreux mouvements ont fait entendre leur désaveu, les pétitions continuent de recueillir des signatures (plus de 2 millions) et plusieurs plaintes ont été déposées contre la FCC. Aujourd’hui, 29 Etats dont la Californie, l’Oregon et Washington ont introduit des lois qui proposent de ré-établir la neutralité du Net sur leur territoire, mais la décision « Restauration de la Liberté du Net » comporte une clause empêchant les états d’aller contre. Il faut donc s’attendre à d’autres procès. Au niveau Fédéral, le congrès a été saisi au nom du Congressional Review Act qui permet de contredire une décision d’une agence sur un simple vote majoritaire. Au milieu du mois de mai, le Sénat a voté par 52 contre 47 de refuser la décision de la FCC, mais la situation à la Chambre des Représentants semble loin d’un vote similaire. Si le vote est favorable à la FCC, la décision deviendra alors loi signée par Trump. Les élections de mi-mandat sont cependant proches et la position de certains républicains pourrait fléchir.

AT&T en embuscade après Comcast/NBCU

Depuis longtemps, les opérateurs téléphoniques cherchent à reprendre un contrôle plus actif d’Internet. Il suffit pour cela de se souvenir du Rapport Théry (de France Télécom avant la privatisation) qui avait été remis au Gouvernement en 1994 sur l’intérêt que représentait Internet… ! Les créateurs de contenus (films, vidéo, musique, sports, etc…) et les distributeurs de ces contenus ont toujours été une cible de choix pour les opérateurs Télécom qui voient un moyen d’échapper à leurs obligations de fournisseur d’infrastructures et s’appuyer sur elles pour rançonner les consommateurs.

Mais les régulateurs et les organismes anti-trust y voient un biais majeur, qui leur permet d’influencer lourdement ces contenus tout en recréant des positions monopolistiques (comme avant la dérégulation de 1984 aux Etats Unis). En Octobre 2016 AT&T annonçaient son intention de racheter Time Warner pour la modique somme de 85 milliards de dollars. Time Warner est un vaste conglomérat de créateurs et de distributeurs de contenus de toutes sortes, il détient entre autres HBO, une chaine câble TV de premier plan, des chaines TV de sport, les studios Warner Bros et la chaine CNN. Déjà, AT&T était de loin le premier opérateur de TV depuis l’acquisition de Direct TV en 2015.

Au printemps 2017, Ajit Pai nouveau chairman de la FCC, pour sa première apparition devant le Sénat, donnait un sérieux coup de main à AT&T en décidant de ne pas conduire une enquête d’intérêt public sous prétexte qu’il n’y aura pas de transferts de fréquences. On se souviendra que durant la campagne présidentielle, Trump avait indiqué son opposition au rachat de Time Warner par AT&T (on se rappellera sa haine de CNN) mais son attitude semble s’être ramollie depuis.

Un rapprochement monopolistique pour contrer les Gafa

En novembre 2017, le département de la Justice (DOJ) intentait un procès pour bloquer ce rachat, sans même envisager d’imposer des conditions, sous prétexte qu’AT&T prendrait trop de pouvoir sur la programmation et la distribution. S’appuyant sur des documents internes d’AT&T et de Direct TV montrant qu’AT&T-Time Warner une fois réunis avaient l’intention d’utiliser le contenu de Turner, largement distribué, comme un levier pour augmenter les prix de n’importe quel autre distributeur (de video) et conduire inéluctablement les clients de ces distributeurs dans le giron d’AT&T. L’augmentation prévue des tarifs atteindrait un total de près de 500 millions par an à payer en plus par les abonnés. Contestant les chiffres du DOJ, AT&T a aussi tenté de montrer que Trump était à la base de l’initiative du DOJ, en vain. Il s’est aussi appuyé sur le rachat de CNBC Universal par Comcast en 2011, avec des conditions préalables.

Le juge Richard Leon, dans son jugement final qui fait plus de 170 pages, écrit : « Parmi les résultats de ces « changements tectoniques » dont fait partie la prolifération de l’Internet à haut débit, les programmateurs de vidéos comme Time Warner et les distributeurs de video comme AT&T se trouvent en face de 2 sombres réalités : baisse des abonnements vidéo et tassement des revenus publicitaires des télévisions. En vérité, les consommateurs concernés par les coûts choisissent de plus en plus de rogner ou de couper la ficelle, abandonnant leurs packages traditionnels de TV Cable ou satellite pour des alternatives de contenus moins chers disponible sur Internet…En même temps, les plateformes dominantes de publicité numérique de Google et Facebook ont surpassé les revenus publicitaires de la Télévision… »

Une gifle pour le gouvernement, une porte ouverte pour Comcast face à Disney

Après avoir ensuite longuement décrit l’état du marché, le juge explique que le Gouvernement n’a pas su montrer suffisamment de preuves pour soutenir les trois causes mentionnées qui laissent entendre qu’il faut s’opposer à ce rachat. Il mentionne aussi que la date ultime de l’offre d’achat est le 21 juin et que si le rachat n’est pas conclu, AT&T doit verser 500 millions de dollars à Time Warner. Il souhaite pour ces raisons que le gouvernement n’exerce pas son droit d’appel…

« C’est une belle gifle pour le Gouvernement » titrait un quotidien américain à l’annonce du jugement et la blogosphère s’est immédiatement mise en ébullition. Parmi les réactions à chaud, rappelant que l’acquisition de NBC Universal par Comcast en 2011 a créé une combinaison encore plus nocive que AT&T Time Warner, l’American Cable Association précise, aux vues de la décision du juge Léon : «Le DOJ et la FCC  ne devraient pas laisser Comcast/NBCU accroire un peu plus son contrôle sur les actifs de programmation  à travers le rachat des actifs de Fox. » En effet, beaucoup pensent que ce jugement favorable à AT&T va renforcer Comcast face à Disney dans la course au rachat de 21st Century Fox.