Nous avons interviewé Franck Bouetard à l’issue de l’ouverture du MWC 2019, après la présentation aux analystes et à la presse du CEO d’Ericsson Borje Ekholm pour faire le point sur la 5G, les innovations présentées par la compagnie, ses préoccupations sur la sécurité et où notamment, il constatait le retard de l’Europe dans les déploiements de la 5G.
Informatique News : Que pensez-vous de l’évolution de l’offre dans les 2 à 3 ans, est-ce qu’elle ne va pas complètement éclater sachant que les réseaux sont de plus en plus virtualisés, désagrégés et que la 5G va fortement renforcer cette tendance… ?
Franck Bouetard : Effectivement, on a virtualisé les réseaux, ce qui leur permet de se différencier et aujourd’hui on est en train d’ajouter un niveau de complexité supplémentaire dont on ne sait pas trop si cette nouvelle couche est « manageable »… Cette évolution est conduite par des gens qui ont une vision très technique des choses et par des gens qui ont une vision très commerciale (achats). On suit donc le mouvement et on a commencé à virtualiser. Certains opérateurs comme China Mobile ou AT&T qui ont commencé à faire des tests approfondis constatent que lorsqu’il y avait un problème ils le résolvaient en 2 heures, aujourd’hui il leur faut 2 jours.
La fragmentation et la complexité vont créer des problèmes nouveaux
Informatique News : Ca n’est pas ce qu’ils disent… !
Franck Bouetard : Mais c’est la réalité concrète des choses. Quand ont parle du gain, il s’agit en effet de lancer des nouveaux services plus rapidement. Mais le gain économique n’est pas vraiment prouvé. Les capex sont plus faibles parce que les machines tournent, mais d’un point de vue Opex, c’est moins évident. Les tiers 2 et Tiers 3 (opérateurs de niveau 2 et de niveau 3) en général y laissent des plumes parce qu’ils n’ont pas les compétences technologiques pour faire ça. Après une première phase de « virtualisation à outrance » on arrive dans une nouvelle phase de premiers retours d’apprentissage chez un certain nombre d’opérateurs qui se disent qu’il ne faut peut-être pas tout découper en petits bouts de façon aussi systématique, avec des couches de hardware d’un côté, des couches de virtualisation d’un autre, des orchestrateurs du 3ème, des VNF du 4ème et à la fin c’est devenu une usine à gaz.
Qui est l’intégrateur et qui gère les accès, qui orchestre, etc… ? Si on change un logiciel dans un coin, c’est plus le même ailleurs… Chez Ericsson, lorsqu’on sort un produit, on gère cette complexité et c’est un produit homogène. Mais là, c’est l’opérateur qui le fait parce que tout est fragmenté (par la virtualisation et la désagrégation des réseaux qui sépare le logiciel du hardware) et il n’a pas forcément les compétences en logiciel, pas les process, pas les outils, pas les méthodes.
Informatique News : Que se passe-t-il alors ?
Franck Bouetard : Donc ils apprennent. En effet, des opérateurs, y compris des gros, sont allés vers des zones de virtualisation complète où ils ont tout fragmenté en petits bouts. Mais ils reviennent progressivement vers un fournisseur principal et lui demandent de faire la couche de virtualisation, l’orchestrateur et le VNF (Virualisation des Network Fonctions) ou même le hardware, la couche de virtualisation, l’orchestrateur, etc… et de faire des regroupements pour réduire la complexité. La difficulté est que le standard 5G SA (Stand Alone) a été basé là-dessus.
On a un cran de plus dans l’évolution. En 5G SA on prend le hard qu’on découple du soft, on met tout ça en petits morceaux qu’on distribue ensuite vers le Edge (la périphérie du réseau). A la virtualisation s’est ajoutée la distribution, ce qui fait que lorsqu’il y a un problème, on ne sait plus ce qui se passe et où ça se passe. Là se posent tous les problèmes de sécurité. On a constaté les mouvements qu’on a accompagné, mais on n’abandonne pas notre approche traditionnelle parce qu’il se produira un effet de balancier conduisant à une sorte d’équilibre. On a un peu trop parlé de façon idyllique de la virtualisation.
Quel sera l’évolution de l’Open Source dans les Télécoms ?
Informatique News : Est-ce que ça aura des effets sur l’écosystème… ?
Franck Bouetard : Il y aura probablement des morts dans l’écosystème. Dans le mouvement Open Source qui s’est développé dans les télécoms, on peut se poser des questions. IBM a racheté Red Hat pour 36 milliards de dollars. Il n’est pas possible que ça reste vraiment Open Source, et IBM va se poser des questions sur la rentabilité de son investissement. Que vont-ils faire ? On peut donc se retrouver à la même sauce que VMWare qui n’est pas un environnement ouvert. Je pense que ça va s’équilibrer dans le temps, mais il y aura du mouvement.
La 5G pourrait reposer le problème de neutralité du Net
Informatique News : La 5G NSA (Non Stand Alone) va faciliter la création de réseaux locaux mobiles privés d’entreprise. Quelles seront les conséquences ?
Franck Bouetard : La 5G va déjà permettre de faire disparaitre les fils dans les entreprises. Vient ensuite la question du slicing, c’est-à-dire que les opérateurs vont vendre une partie du réseau avec des critères et des services particuliers. Ils utilisent l’affectation dynamique de cette capacité de la 5G. Mais seuls les opérateurs pourront utiliser cette possibilité. Le slicing leur permet de créer et de différencier des réseaux mobiles qui seront vendus sous forme de service à des entreprises, des collectivités locales, etc… avec un SLA (service level agreement). Il y a une troisième étape où certaines entreprises veulent avoir leur fréquence pour une usine, un territoire, une mine, etc…
C’est un pan supplémentaire qui est permis avec les fréquence millimétriques qui sont plus locales. Là se posera peut-être un problème de Neutralité du Net puisque les réseaux n’offriront pas les mêmes services et leurs coûts seront différents. Mais on devrait s’en sortir tant qu’on reste dans l’industrie et le professionnel. Enfin certaines entreprises souhaiteront devenir opérateur et posséder leur propre réseau mobile comme c’est déjà le cas en PMR (Private Mobile Network) ou TETRA (Terrestrial Trunk Radio) mais la 5G offre des moyens plus larges pour le faire.
Il y a à ce niveau là des forces qui s’opposent en Europe pour mettre la main sur les fréquences. Par exemple en Allemagne, l’industrie automobile est très forte et a mis la main sur des bandes de fréquences. C’est moins le cas en France où l’industrie est moins influente et ce sont les opérateurs qui possèdent les fréquences. Notre position là-dessus est simple, il vaut mieux éviter de diviser la bande parce que ça lui fait perdre de la valeur. Les entreprises n’ont pas forcément vocation à exploiter des réseaux.
Le débat sur la sécurité n’est pas celui de la sécurité du réseau
Informatique News : On parle beaucoup de la sécurité, qu’en pensez-vous ?
Franck Bouetard : Il est normal que le problème de la sécurité se soulève compte tenu de l’impact de la 5G et de ses conséquences industrielles. Mais il est dommage que ce soit Mr Trump qui active le problème. Il faut savoir que la 5G est le système le plus sûr qui n’ait jamais existé. Ce débat arrive sur la 5G plus particulièrement autour de cette possibilité de faire de la distribution. Mais au même moment les Chinois font une loi qui oblige les utilisateurs et les entreprises chinoises à ouvrir leurs données au gouvernement et puis en même temps, Mr Trump lance une bataille commerciale avec les chinois, c’est donc le bazar parce que c’est un débat sur Sécurité Nationale qui n’a rien à voir avec la sécurité du réseau.
C’est la manque de fréquences et non pas la technologie qui augmente le retard de la 5G en Europe
Ce qui est vraiment nocif est l’incertitude qui existe sur le marché, qui contribue à ralentir les investissements des opérateurs, ce qui ralenti le déploiement de la 5G, surtout en Europe. La technologie est là, Ericsson déploie dans le monde entier (aux US, en Australie, en Asie) sauf en Europe (excepté en Suisse récemment). Il y a effectivement un problème de fréquences en Europe parce que beaucoup des fréquences nécessaires (fréquences moyennes) sont déjà attribuées sinon utilisées (WiMax BLR, etc…) et ceux qui les ont et ne veulent pas les rendre. Il y a un nettoyage à faire. Là-dessus s’ajoute un débat politique sur la taxation ou le prix de vente des fréquences ou leur attribution à moindre prix aux opérateurs en les forçant à investir. Et chaque pays européen a sa propre approche ce qui ralenti encore le process parce qu’il n’y a pas de politique commune. Le retard de l’Europe, si il existe, est structurel, il n’est pas dû à la technologie.