Les révélations en cascade sur les dérives des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et leur hyperpuissance incontestée sont au cœur des débats en France et à l’étranger depuis plusieurs mois. Comment garantir notre souveraineté numérique et protéger nos données personnelles ? Peut-on réguler le marché du numérique ? Doit-on se méfier de ces réseaux tentaculaires ? L’économiste Pascal Perri, fondateur de Oui à l’innovation ! décrypte le modèle économique des géants du net et les interrogations qu’ils font peser sur nos sociétés.

Comment les GAFAM se sont-ils constitués en acteurs dominants du marché numérique ?

Les grandes entreprises mondiales sont nées de la révolution digitale et n’existaient pas il y a 50 ans : Google, Apple, Amazon, Microsoft, puis Facebook. A la pointe de l’innovation, ce sont les principales capitalisations boursières du monde. Elles tirent notamment leur puissance de leur capacité à s’adresser directement au consommateur à l’échelle internationale, en passant au-dessus des Etats.

A sa création, Google entendait mettre à disposition du monde entier l’ensemble des savoirs et des connaissances. Cependant, en digitalisant les contenus mis en ligne et les accès à ceux-ci, il s’est octroyé un avantage comparatif considérable face à ses concurrents. D’une part, le moteur de recherche filtre les informations disponibles et d’autre part, les droits payés par les grandes marques pour être visibles dans la zone de flottaison et les premiers référencements augmentent de façon régulière.

La captation et l’exploitation des données sont au cœur du modèle économique des GAFAM. C’est la clé de voûte du système. A chaque fois qu’un internaute accomplit un geste sur Internet, les géants du web stockent des informations personnelles : habitudes de consommations, pratiques cultuelles, fréquence d’achat, capacité contributive, etc. Les GAFAM ont donc une connaissance client supérieure à tous leurs concurrents et disposent d’informations stratégiques pour tous les grands acteurs de l’économie. Ces données ont une valeur commerciale très élevée. Ainsi, 90% des recettes de Google aujourd’hui sont liées à la publicité et non à sa fonction de moteur de recherche.

Ce qui interpelle, c’est le caractère extrêmement intrusif de ce modèle. Les GAFAM offrent des services gratuits, mais il y a bel et bien une contrepartie fournie par les consommateurs, à leur insu !

Quelle emprise exercent aujourd’hui les GAFAM sur les peuples, les Etats, les entreprises ?

Les GAFAM sont omniprésents, portent atteinte à nos libertés et menacent à la fois le fonctionnement libre et concurrentiel du marché et la souveraineté des Etats.

Sur le marché du numérique, les règles de la concurrence sont complètement faussées, laissant très peu de choix aux internautes. En raison des données collectées, le degré de personnalisation est tel que nous créons une forme de dépendance et développons de très forts réflexes d’usage à l’égard des GAFAM.

Plus grave, le pillage des données personnelles et économiques est une atteinte fondamentale à nos libertés individuelles : respect de la vie privée, liberté de conscience et de conviction. Aujourd’hui, on comprend qu’on a permis à ces entreprises de stocker des données qui en France ne pouvaient être stockées par la police et la justice, précisément au nom de nos libertés. L’ancien « chef évangéliste » de Google, Vinton Cerf, avait pourtant déclaré en 2013 que la vie privée est une « anomalie » et cela n’a pas suffi à nous alerter.

Les données déjà enregistrées sont localisées sur un cloud américain. Elles pourraient être utilisées par les Etats-Unis si elles sont considérées comme stratégiques pour l’avenir du pays. C’est l’une des caractéristiques du Patriot Act, qui autorise l’administration américaine à accéder sans autorisation judiciaire aux données des entreprises ou des particuliers qui ont un lien, quel qu’il soit, avec les États-Unis. Le risque élevé de divulgation et d’exploitation d’informations confidentielles équivaut à une perte de souveraineté pour les entreprises françaises et européennes et pour les Etats-nations.

Quels enseignements pouvons-nous tirer de l’actuelle « crise de confiance numérique » ?

De plus en plus de critiques sont formulées à l’encontre du modèle économique des GAFAM. Plus largement, nous assistons à une crise de confiance dans le numérique et les nouvelles technologies. Les internautes s’aperçoivent que leur comportement fait l’objet d’une exploitation commerciale, ou que leur opinion peut être manipulée.

D’un point de vue économique et juridique, la situation de monopole sur le marché du numérique est un état de fait, la technologie évoluant malheureusement plus rapidement que le droit. Il est donc impératif de réguler le marché, de taxer les GAFAM. On ne peut pas accepter que ces entreprises siphonnent le pouvoir d’achat des français sans payer ni TVA, ni cotisations sociales, ni impôts. Parmi les pistes à explorer, il faudrait reconsidérer l’acte de commerce digital dans le temps et dans l’espace et évaluer à quel public il s’adresse, pour le fiscaliser de manière adéquate. En revanche, taxer les données serait contreproductif. Quant aux entreprises européennes, leur réussite dépendra des investissements et de l’arsenal juridique mis à leur disposition. Si Google s’est développé si vite, c’est en grande partie grâce à la fiscalité américaine très favorable aux investisseurs.

Finalement, la révolution ne viendra pas nécessairement des alternatives – même s’il est important de les soutenir et de les évoquer – mais plutôt des utilisateurs eux-mêmes. Nous sommes au stade de la prise de conscience, le changement de pratiques s’amorce. Les utilisateurs se méfient, puis découvriront et testeront des alternatives et progressivement le marché basculera – du moins nous l’espérons.

La formule consacrée « Si le service est gratuit, c’est que vous êtes le service » invite à faire preuve de clairvoyance. À chacun d’apprécier ce qu’il peut exposer et ce qu’il veut protéger.

 

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Pascal Perri est économiste et géographe. Il est l’auteur de Google, un ami qui ne vous veut pas que du bien (2013)