AT&T a à peine commencé à intégrer DirecTV, le deuxième distributeur de chaînes de télévision (derrière le N° 1 du câble, Comcast) qu’il annonce l’acquisition de Time Warner pour plus de 85 milliards USD (plus de 105 milliards USD dette comprise). Ce n’est pas rien, car il a fallu consentir un prix élevé pour un groupe audiovisuel plutôt en bonne santé et combinant de nombreux actifs, avec un des grands studios hollywoodiens, la première chaîne de Pay TV du pays, HBO, et plusieurs chaînes du câble telles que CNN et TNN. La valeur de cet actif, depuis le spin-off de Time Warner Cable, avait attiré d’autres prétendants, dont Apple.
Un contexte devenu moins favorable
La rationalité de l’opération nécessite au préalable de rappeler plusieurs éléments du contexte.
- D’abord, il faut commencer par mentionner le très net coup de frein sur le marché des services mobiles aux États-Unis. Si AT&T (comme Verizon) est un colosse, avec plus de 110millions d’abonnés mobiles aux États-Unis et des profits encore très conséquents (plus de 3 milliards USD au 3e trimestre), le marché est devenu beaucoup moins favorable sous l’effet de l’agressivité de T-Mobile et de Sprint et d’une certaine maturité de l’équipement des consommateurs. AT&T avait bien cherché à anticiper ce changement en fusionnant avec T-Mobile, mais la FCC et l’antitrust ont refusé l’opération. Comme en Europe, l’intensité de la concurrence pèse sur la marge des opérateurs mobiles, tandis que l’explosion du trafic reste difficile à monétiser et justifie le maintien d’investissements très élevés ; d’un autre côté, les usages qui génèrent l’explosion du trafic sont très largement le fait des applications des GAFA.
- D’autre part, AT&T doit faire face, là où il est opérateur filaire, à la domination croissante du câble (66%) sur le marché de l’accès à Internet ; depuis plusieurs trimestres, AT&T, Verizon et les autres telcos (Frontier, Century Link…), qui n’offrent qu’en peu d’endroit des débits supérieurs à 50 Mbps, perdent des abonnés tandis que le câble, fort des capacités incrémentales de montée en débit de sa technologie (DOCSIS 3.1) ne cesse de gagner des abonnés et des parts de marché ; en outre, les principaux câblo-opérateurs semblent aujourd’hui décidés à entrer sur le marché mobile (« mobile is the new cable!« ).
- Enfin, il faut rappeler la réussite remarquable de l’opération qui a conduit en 2013 Comcast, le N°1 du câble, à intégrer un autre acteur majeur d’Hollywood et de la télévision, NBC Universal.
Comment maintenir ses cash-flows ?
AT&T n’a pas tant de perspectives que cela pour entretenir le maintien de ses cash-flows et dividendes.
- La consolidation dans les mobiles lui est interdite; il peut certes compter sur la 5G pour accélérer et semer T-Mobile et Sprint, comme il avait su faire (dans le sillage de Verizon) au démarrage du LTE, mais cela risque de ne durer que 18 mois.
- Le rachat de câblo-opérateurs peut offrir des perspectives (la consolidation du câble n’est pas achevée), mais il ne peut être autorisé que pour des zones géographiques où l’opérateur n’est pas déjà présent.
- L’investissement à l’international a été engagé, avec le rachat ces dernières années de deux opérateurs mobiles au Mexique. Même si c’est plus ou moins l’ensemble des marchés télécom qui ralentissent, AT&T s’était aussi intéressé à des opportunités en Europe, puis en Inde… Mais AT&T, comme Verizon, reste depuis plus de dix ans surtout piloté par la prépondérance du marché domestique.
- Certes, l’acquisition de DirecTV est plutôt considérée comme un succès. Elle permet de faire du cross-selling national entre les abonnés mobiles et la clientèle du bouquet satellite. Les quelque 20millions d’abonnés de DirecTV renforcent le pouvoir de négociation à Hollywood, bien au-delà de ce que lui permettaient les 5 millions d’abonnés U-Verse ; toutefois, avec DirecTV, AT&T reste un distributeur et demeure de ce fait sensible au lent mais indiscutable mouvement de cord-cutting.
Opération d’intégration verticale mais aussi de diversification
Dans un tel contexte, l’acquisition de Time Warner change la donne. Il permet à l’opérateur de remonter d’un cran ou de deux crans plus en amont dans la chaîne de valeur des programmes, en se positionnant au niveau de l’édition de chaînes et de la production de séries premium et de films. Le nouvel AT&T devrait disposer ainsi d’une imposante force de frappe du côté des contenus, à même d’alimenter son ambitieux projet de déploiement de chaînes en streaming (DirecTV Now).
En outre, cela ne signifie pas qu’AT&T mise tout sur l’intégration verticale. Il serait hasardeux de ne valoriser ses films, ses séries et ses chaînes exclusivement que par ses propres services broadband fixes et mobiles. On peut donc aussi voir cette opération comme une opération de diversification. AT&T a sans doute fait l’analyse que plus que jamais « content is king!« .
Car on aurait tort de voir dans cette opération l’idée que ce sont les « pipes » qui ont vocation à gouverner l’audiovisuel et le contenu. La tendance est plutôt de considérer que, maintenant qu’il est possible d’avoir des services TV – live ou en VOD – en streaming avec une bonne qualité, que la concurrence a vocation à devenir plus efficiente au niveau de la connectivité, que les règles de neutralité du Net freinent les discriminations les plus directes…, ce ne sont pas les tuyaux qui sont déterminants, mais bien les programmes. Et au-delà les données relatives aux comportements et usages, des consommateurs en ligne.
Certes, les telcos ont des cartes à jouer dans l’industrie vidéo. Cela peut bien sûr être un élément de différenciation par rapport aux autres telcos, un terrain de cross-selling, une arme anti-churn… Face aux ambitions des GAFA, l’acquisition des droits sportifs et l’amortissement des investissements dans des productions premium devraient cependant réserver les stratégies vidéo les plus ambitieuses aux opérateurs télécoms les plus riches et qui ont des dizaines de millions d’abonnés. Comme AT&T.
Quelle va être l’attitude de l’antitrust ?
Il reste à voir maintenant les réactions du Department of Justice (DoJ) et de la FCC, qui peuvent s’opposer à l’opération ou lui imposer des conditions. AT&T va mettre en avant le précédent de l’opération Comcast-NBC en jouant sur le fait que, dans son opération aussi, aucun protagoniste du marché de la télévision ou des télécoms ne disparaît ou ne voit de fait modifiée sa part de marché. Certains acteurs et hommes politiques vont souligner les risques de voir un des premiers groupes audiovisuels entre les mains du plus gros opérateur télécom du pays pour s’opposer à l’opération. D’autres vont y voir des occasions de renforcer les dispositions visant à rendre plus transparent l’usage des données des consommateurs par les FAI et à étendre les principes de la neutralité du Net.