C’est là une version provocatrice et outrancière d’un livre blanc présenté par l’institut de l’entreprise intitulé « Gouverner à l’ère du big data, promesses et périls de l’action publique algorithmique ».

10 gouverner 1L’action publique tout comme celle des entreprises va être complètement transformée par les capacités du numérique sans cesse plus performantes. Cette perspective se traduit sous la forme de quatre promesses du numérique : personnalisation, prédiction, prévention et participation. C’est l’avenir (radieux ?) que brosse Elisabeth Groshomme Lulin, auteur du rapport qui connaît bien l’administration et le service public. Inspecteur des finances, elle a été au cabinet d’Edouard Balladur et d’Alain Juppé. Mais c’est aussi un facteur d’exigences et pose plusieurs défis (voir encadré ci-dessous).

Ce livre blanc fourmille d’exemples montrant comment le numérique peut aider et améliorer l(action publique qui doit en permanence optimiser ses ressources et en interactif précisément avec ce public. Comme toutes les municipalités, la Ville de San Francisco doit régulièrement procéder à l’inspection sanitaire des restaurants. Mais comment choisir les établissements et planifier au mieux l’emploi des ressources ? L’inspection collecte tous les commentaires exprimés sur les réseaux sociaux sur les aspects liés à la propreté et à l’hygiène qu’elle passe au tamis d’un filtre pour expurger des « aberrations » et des « incohérences » et établit ensuite une cartographie des sites à visiter.

Autre exemple de cette collaboration entre, cette fois, le service public, et les entreprises privés beaucoup plus sophistiquée que la sous-traitante habituelle que le livre blanc qualifie de sur-traitrance. Dis de manière un peu excessive, c’est faire ce que le service public n’a pas eu l’idée de faire ou n’a pas sur faire. Un exemple de ce type de pratique est l’initiative de Jobijoba, une startup bordelaise qui a développé un moteur intelligent de recherche d’emploi, récemment retenue par Pôle Emploi comme partenaire technique (voir encadré ci-dessous).

Les trois innovations de Jobijoba
1. La possibilité de rapprocher de façon beaucoup plus performante les offres disponibles et les demandes en identifiant plus précisément les métiers ;
2. L’exploitation systématique, au-delà de la description sommaire du poste, de l’ensemble des données associées que le site va pouvoir confronter aux données des internautes chercheurs d’emploi ;
3. La capacité à rapprocher des offres et des démarches qui ne pourraient a priori pas se rencontrer selon les classifications traditionnelles.
Jobijoba travaille avec 900 sites partenaires et a été sélectionné par Pôle Emploi en 2013 pour qui elle fournit aujourd’hui 10 % des offres présentes sur le site de l’organisme public.

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Nous sous-estimons à quel point l’action publique est en train de changer de nature, à l’instar de la société qu’elle sert, explique explique Elisabeth Groshomme Lulin ; à quel point il est devenu absurde de cristalliser la discussion sur le plus ou moins de ressources à mobiliser pour des formes d’action qui sont de toutes façons dépassées ; à quel point il serait plus fructueux de repartir des finalités poursuivies et de voir comment les innovations technologiques, managériales et sociales qui s’expérimentent ici et là doivent être encouragées ou au contraire canalisées pour y concourir. ».

Dans cette transformation, trois éléments radicalement nouveaux émergent de cette dernière vague du numérique :

– la collecte en continue de données comportementales qui décrivent très précisément la réalité de notre vie personnelle. Elles font de l’usager de l’administration non plus seulement un sujet de droit une personne dont le comportement quotidien devient visible par l’autorité publique. Ce qui n’est d’ailleurs pas sans poser de problème dans les limites que doit s’imposer la puissance publique dans la connaissance qu’elle est en mesure d’avoir des citoyens. Le débat à l’occasion de la Loi sur le Renseignement le montre clairement. Nous sommes au-delà de la situation qu’avait décrit George Orwell dans 1984 tant les outils sont devenus si puissants. Le smartphone que l’on porte en permanence sur soi est à la fois un outil qui démultiplie nos possibilités mais qui laisse une traces de toutes nos déplacements et communications ;

– la sophistication et l’individualisation des traitements qui donnent du sens à ces données. C’est d’un côté les systèmes de collecte et de stockage de volumes considérables de données et de l’autre les logiciels qui permettent de les interpréter. Elles les rapprochent peu à peu de l’intelligence artificielle et permettent de passer du rétrospectif au prospectif, du constat à l’anticipation, de l’analyse à l’action. En passant les termes big data et algorithme sont utilisés en permanence là où numérique et programme informatique aurait fait tout autant l’affaire. Mais on ne le sait que trop, les modes jouent aussi un rôle important sur le vocabulaire.

– Enfin, la possibilité de prendre des décisions publiques de manière automatique, sans intervention humaine, avec effet immédiat, sur la base des données ainsi collectées et traitées.

Pour l’usager, ces caractéristiques dessinent une « action publique algorithmique » qui promet d’être plus personnalisée, plus prédictive, plus préventive et plus participative (Les quatre P) mais doivent relever six défis (ci-dessous).

 

SIX DÉFIS À RELEVER
Défi #1 : les compétences
Entre le rêve et la réalité de l’action publique algorithmique, il y a un immense travail de maîtrise d’ouvrage et de maîtrise d’oeuvre informatique. Or l’histoire récente de l’administration est semée d’échecs retentissants à cet égard, qui témoignent de la difficulté à concevoir et conduire des projets informatiques d’envergure.

Défi #2 : le modèle économique
Le basculement vers le big data suppose d’énormes investissements dans la collecte et le traitement des données. Étant donné l’impératif de maîtrise de la dépense publique, l’administration devra non seulement expliciter précisément la création de valeur attendue de chaque projet, et veiller ensuite à sa réalisation effective, mais aussi se montrer ingénieuse dans le choix des montages économiques et financiers.

Défi #3 : le modèle social
Pour que l’administration puisse embrasser pleinement les opportunités offertes par le basculement vers le numérique, elle devra moderniser ses pratiques managériales pour pouvoir gérer sereinement deux types d’ajustement : des ajustements qualitatifs, portant sur les compétences et qualifications de ses agents et des ajustements quantitatifs, portant sur l’allocation des gains de productivité potentiels.

Défi #4 : la fiabilité
L’action publique algorithmique prête le flanc à de nouvelles vulnérabilités techniques et de nouveaux risques pour la souveraineté nationale. Elle supposera donc de consacrer un effort plus soutenu que jamais à l’identification des risques, la mise au point de solutions de continuité d’activité, le partage pertinent ce qui doit être contrôlé en interne et ce qui peut être sous-traité à l’extérieur, voire un investissement en recherche-développement pour garder une capacité nationale minimale dans certains domaines critiques.

Défi #5 : la culture décisionnelle
Les valeurs qui guident la décision publique peuvent rester de l’ordre du non-dit d’une culture partagée lorsque la décision est prise par une personne en chair et en os ; en revanche, elles doivent être précisément énoncées et hiérarchisées pour pouvoir entrer dans un algorithme. Cette exigence accrue de transparence de l’action publique, et surtout d’explicitation des valeurs qui l’inspirent, constituera une discipline très rigoureuse pour les responsables politiques ou administratifs. Elle imposera aussi d’équiper notre démocratie d’une capacité d’audit des algorithmes, qui modifiera la culture de la décision.

Défi #6 : les libertés individuelles
Avec l’émergence de l’action publique algorithmique, les combats précurseurs « Informatique et Libertés » des années 1970 se posent en des termes et avec une acuité renouvelés. Ils changeront sans doute légèrement de cible : l’enjeu ne sera plus tant d’interdire la collecte de données que d’assurer la transparence de cette collecte, de veiller à ce que chacun reste propriétaire de ses données et puisse les valoriser à son bénéfice, enfin de contrôler l’usage des données en sorte qu’il ne soit ni discriminatoire, ni attentatoire aux libertés.
Le risque majeur ne résidera enfin pas tant dans la perte de confidentialité de nos faits et gestes que dans la protection de notre libre arbitre, de notre capacité à faire des choix et à échapper au conformisme induit soit par le regard des autres, devenu plus prégnant, soit par la structuration de notre « menu d’options » par des algorithmes.

 

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Faire entrer la France dans la troisième révolution industrielle : le pari de l’innovation – Mai 2014
Les réseaux sociaux d’entreprises : entre promesses et illusions – Avril 2014