Les chiffres sont mirobolants et un sentiment d’urgence s’empare de nous : dans 5 ans, 50 milliards d’objets seront connectés pour un marché de 19 000 milliards de dollars. Le 11 octobre 2015, Chuck Robbins, le nouveau Directeur Général de CISCO, se disait « persuadé que cette nouvelle révolution sera plus importante encore que la première vague de l’Internet » avant qu’il n’annonce, le 9 novembre, un partenariat stratégique avec Ericsson sur ce sujet. Pourtant, l’internet des Objets n’est pas ce que nous croyons et les véritables enjeux techniques et économiques ne résident pas au niveau des objets. L’Internet des Objets est l’arbre qui cache la forêt.
L’Internet des Objets n’est pas ce que nous croyons
Il ne s’agit pas d’un ensemble d’objets bardés de capteurs, de senseurs ou d’autres connecteurs, qui envoient et reçoivent des informations via Internet. Du moins il ne s’agit pas que de cela.
Avoir une multitude d’objets qui envoient une multitude de données, c’est sûrement bien mais cela ne sert à rien si on s’arrête là. Il s’agit de faire en sorte que toutes ces données servent à quelque chose. Et pour que ces données servent à quelque chose il est nécessaire qu’elles se mettent en relation avec d’autres données, provenant par exemple d’autres objets connectés, pour que l’ensemble soit analysé et que des décisions soient prises. Vous verrouillez votre porte avec votre smartphone le matin en partant au bureau ; votre serrure communique avec vos volets pour qu’ils se ferment, avec l’alarme pour qu’elle s’active, avec votre chaudière pour qu’elle se mette en veille et avec votre mangeoire à tortue pour lui fournir sa dose de détressant.
Au-delà des objets qui communiquent, l’Internet des Objets représente également – et surtout – l’intégration de ces données, leur analyse et le décisionnel qui en découle – l’action cognitive.
Or, s’il est certain qu’il y aura de plus en plus d’objets connectés dans un futur proche, pour l’instant ils ne parlent pas la même langue. C’est une véritable Tour de Babel des Objets qui est en cours de construction ! Rien que pour l’Internet des Objets de la maison, il existe 30 standards de communication. Il n’est pas certain que votre tortue ait sa dose de déstressant quand vous partez au bureau le matin !
Plusieurs Consortiums et Alliances existent, chacun prônant sa norme de communication. Si plusieurs normes peuvent légitimement coexister car adaptées à des environnements spécifiques (industries…), pour les objets connectés à destination du grand public cela pose néanmoins question. Les plus anciens se rappellent des combats entre différents formats audio ou vidéo.
Or c’est bien là où nous en sommes en 2015 : les objets connectés ne parlent pas le même langage. Tant que nous serons dans cette situation, l’intérêt de 50 milliards d’objets bavards mais incompréhensibles risque d’être bien limité.
Pouvons-nous raisonnablement espérer que cette situation se débloque rapidement, que des normes communes émergent ? Si nous nous tournons vers le passé récent des premiers objets connectés via la technologie RFID, nous voyons qu’il a fallu 15 ans pour qu’une norme commune soit établie. Est-il raisonnable de penser qu’une ou des normes communes soient ratifiées entre les différents acteurs du marché d’ici quelques mois, pour tenir les promesses de 2020 ? Au vu des intérêts divergents entre Apple, Google, Microsoft, IBM ou Samsung, pour ne citer qu’eux, il y a fort à parier que ce ne soit pas le cas.
D’autant plus que l’Internet des Objets ne consistant pas qu’en des objets émettant et recevant des informations, l’existence de normes communes n’est pas suffisante pour que son potentiel se révèle. En effet, une fois que les données homogènes sont agrégées il est nécessaire de les analyser. Et cela pose plusieurs défis qui ne sont pas encore résolus. Ces défis sont ceux de l’Analytique des Objets (Analytics of Things – AoT), véritable levier qui permettra à l’Internet des Objets de créer de la valeur car il transforme l’information brute des objets en informations élaborées permettant la prise de décision et l’action. L’Internet des Objets produisant des données en flux massifs et continus, il est nécessaire de réaliser cette analyse également en continu et d’avoir des prises de décision automatisées. L’analyse descriptive classique n’est alors plus suffisante – elle doit devenir prédictive, prescriptive, automatisée, et permettre à des machines ou des humains de prendre des décisions ou de mener des actions. Cette étape est celle de l’Action Cognitive au cours de laquelle les machines ou les humains modifient leurs comportements en réponse aux données provenant des objets connectés via les analyses qui en sont faites par l’Analytique des Objets. Il s’agit de l’étape la plus difficile à concevoir et la plus longue à mettre en œuvre pour les entreprises.
Pourquoi ? Parce qu’elle définit la valeur ajoutée que va proposer l’entreprise à ses clients via l’Internet des Objets. Elle l’oblige à imaginer de nouveaux modèles économiques, de nouvelles organisations, qui ne peuvent être la simple réplique de ceux qui existent actuellement.
Comme l’Internet des Objets n’est pas qu’une histoire d’objets connectés, il s’agit alors de commencer à réfléchir, dès maintenant, à ce qu’il peut apporter à l’entreprise et aux clients. Il faut partir des nouvelles actions cognitives – des nouveaux comportements – que l’Internet des Objets va induire dans l’entreprise et auprès des clients actuels et futurs. Car l’Internet des Objets va exister, sans doute à plus long terme que ce qui est prévu. Les enjeux en sont tellement prégnants que des solutions seront trouvées, tant au niveau de langages communs pour les objets que de l’Analytique des Objets. Les problématiques de sécurité seront également surmontées.
Il est alors crucial que les entreprises débutent leurs réflexions en ce sens. Non pas en se jetant forcément sur la réalisation d’objets connectés en tant que tels mais en débutant une réflexion approfondie sur de nouveaux modèles économiques disruptifs, puis de les prototyper afin de les tester. Car dans notre monde Volatile, Incertain, Complexe et Ambigü, il est impératif d’aller à l’essentiel, de distinguer l’arbre de la forêt.
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Jean-Paul CRENN (ISG, MBA HEC) est et a été dirigeant d’entreprises de e-Commerce. Fondateur du 1er cabinet conseil spécialisé en e-commerce et en transformation digitale, il dispense des cours auprès de l’IAE et de la Toulouse Business School.