Quel est le degré de séparation entre Ava Gardner et Groucho Marx ? Si la question est surprenante, la réponse est simple : 2. C’est le résultat du jeu connu sous le nom de Kevin Bacon Game (The Oracle of Bacon) qui permet de trouver le plus courte distance entre vous et votre acteur favori. Dans ce réseau un peu particulier, les acteurs sont les nœuds du réseau et les liens sont caractérisés par la présence dans le même film.

« Les réseaux sont omniprésents et font désormais l’objet d’études scientifiques », explique Marc Barthélémy, chercheur à l’Institut de Physique théorique au CEA Saclay dans une conférence intitulée « les mathématiques donne la réplique ». On n’a pas attendu les réseaux sociaux pour parler des réseaux car tout ou presque peut être exprimé plus ou moins naturellement sous la forme de réseau. Réseaux biologiques, de transports, électriques, trophiques qui représentent les chaînes alimentaires, autant de représentation du monde.

Les deux éléments de base qui permettent de caractériser les réseaux sont les nœuds et les liens, les seconds servant à connecter les premiers et à faire circuler l’information. On peut évidemment compliquer ce principe de base, par exemple, les liens peuvent avoir une direction (comme dans les réseaux de transport), un poids ce qui permet de décrire une réalité plus complexe.

 « Jusqu’ici, notre connaissance des réseaux étaient très limités, explique le physicien, mais depuis les années 2000, nous disposons de données en grande quantité sur les réseaux qui nous permettent de confronter les modèles à la réalité. De telle sorte qu’on peut parler aujourd’hui de la science des réseaux, une science devenue interdisciplinaire ».

Les sociologues ont depuis longtemps été intéressés par l’étude des réseaux, on parlait de la sociologie mathématique mais leur discipline a tourné en rond faute de données et de moyens d’étude. Aujourd’hui, de très nombreux chercheurs sont intéressés par les réseaux pour défricher leur discipline et ils travaillent en collaboration avec les mathématiciens (théorie des graphes), les physiciens théoriques (physique statistique) et les informaticiens. Pour la petite histoire, le problème des sept ponts de Königsberg est présenté pour être à l’origine de la théorie des graphes et donc des réseaux. Résolu par Leonhard Euler, il se présente de la façon suivante :

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Il s’agit là d’un graphe très simple, mais dans notre monde d’aujourd’hui, de nombreux réseaux sont à la fois très grands et très complexes, de telle sorte que naturellement les outils statistiques sont intervenus pour en décrire le fonctionnement et avec eux les physiciens statisticiens.

Deux réseaux dont l’informatique est particulièrement dépendante sont Internet, le réseau physique, et le Web, la couche virtuelle placée au-dessous. « On en connait pas bien ces deux réseaux, poursuit Marc Barthélémy, en raison de leur gigantisme et de leur complexité. On en a seulement une connaissance statistique ».

Les connaissances accumulées depuis le début des années 2000 permet de classer les réseaux en deux grandes catégories : les petits mondes et les réseaux sans échelle. Une des premières expériences réalisée par le psychosociologue américain Stanley Milgram a consisté à faire envoyer par une centaine de personnes sélectionnées au hasard une lettre à un avocat de Boston (les six degrés de séparation). Avec comme consigne de l’envoyer à quelqu’un qui serait susceptible cet avocat. Le résultat ne manqua pas de surprendre : près de la moitié des lettres arrivèrent à bon port et la distance moyenne, que l’on appelé plus le degré de séparation, s’est établi à 6. En gros, dans un petit monde, le degré de séparation est de l’ordre de logN, N étant le nombre de nœuds du réseau.

Quelle est la différence entre les deux catégories de réseaux ? C’est là où intervient la notion de « hub » que l’on connait bien dans les réseaux aériens, chaque compagnie a organisé son propre réseau autour d’une ou plusieurs de ces plaques-tournantes. De telle sorte qu’il est possible de relier un point à un autre en un minimum de vols. Les réseaux de type petit monde[1] se caractérisent par le fait qu’ils possèdent un nombre assez élevé de hubs et qu’ils comportent des liens à longue portée. A l’inverse, les réseaux sans échelle ne possèdent pas de hubs, de telle sorte que la distance moyenne en deux points de grands réseaux de ce type est très élevée, de l’ordre de 1000 pour de grands réseaux.

Une fois posé ces principes de base, l’étude des réseaux se complique à souhait mais elle permet de mieux comprendre le fonctionnement de toutes sortes de phénomènes : comment se propagent les maladies infectieuses, les rumeurs ou les opinions ? Comment interviennent les bouchons sur les réseaux routiers ? Les réseaux électriques sont-ils stables et y a-t-il une interaction entre les réseaux de communications et les réseaux électriques ? Quel est l’effet de la disparition d’un élément vivant dans écosystème ?  Un réseau comme Facebook peut-il imploser telle une étoile qui s’effondre sur elle-même (Why You Should Watch Facebook Closely). Concernant Internet, en tant que petit monde, on a pu constater sa très forte résilience. En revanche, c’est un réseau qui est très sensible aux attaques ciblées. C’est la raison pour laquelle les serveurs maîtres d’Internet sont très protégés.

Le réseau routier européen
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Le réseau d’Air France
Air France fonctionne en double réseau à partir des hubs de Paris Charles de Gaulle et d’Amsterdam Schiphol.
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Ces connaissances nouvelles permettre de trouver des réponses à des questions dont l’énoncé est simple mais qui sont en fait très complexes. Par exemple, est-il utile de limiter l’accès aux aéroports pendant freiner l’évolution d’une épidémie. Il a été trouvé que cela n’avait aucune efficacité. Marc Barthélémy rapporte que pendant la guerre froide, les soviétiques avaient pensé transmettre des virus pour affaiblir le camp de l’Ouest. Ils ne l’ont pas mis en œuvre non par mansuétude mais parce qu’ils ont compris que le risque de l’effet boomerang était très élevé. « Nos connaissances sur le fonctionnement des réseaux électriques ne sont pas très avancées et c’est presque une chance que la lumière surgisse lorsqu’on appuie sur l’interrupteur », explique-t-il sous forme de boutade.

C’est donc une véritable science qui est en train de se construire sous nos yeux et qui sera bien nécessaire à la compréhension du fonctionnement de phénomènes complexes qui interviennent de plus en plus fréquemment dans notre monde moderne.

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[1]
Cette appellation est trompeuse dans la mesure où elle donne l’impression d’un réseau simple alors qu’elle peut s’appliquer à des réseaux très complexes. On connaît aussi l’expression « le monde est petit » (It’s a small world) lorsque deux personnes qui ne se connaissent pas ont en commun une même relation.